Mimésis rituelle et subjectivation politique dans Le Fugitif
Vers une anthropologie ludique de l’inversion symbolique
À la manière des rituels Hauka documentés dans le film Les Maîtres fous de Jean Rouch (1955), Le Fugitif fonctionne comme un dispositif mimétique de subversion, dans lequel les participants — souvent marqués par une forme d’exclusion socio-symbolique — rejouent, détournent et exorcisent les figures institutionnelles responsables de leur marginalisation.
Chez les Hauka, les corps entrent en transe pour incarner les figures coloniales — gouverneurs, médecins, militaires britanniques — dans une forme de possession qui mêle grotesque, satire et extériorisation rituelle. Il ne s’agit pas d’une imitation servile, mais d’un processus complexe de désidentification par sur-appropriation, visant à désactiver la puissance symbolique du pouvoir colonial en le poussant jusqu’à l’absurde.
Dans Le Fugitif, ce même principe est transposé dans un univers ludique, fictionnel et technologique. Les joueurs n’entrent pas en transe, mais dans une forme d’intensification perceptive, en mobilisant les affects, les souvenirs, les peurs collectives, les figures institutionnelles et les codes sociaux qui organisent l’exclusion dans les sociétés occidentales contemporaines.
La figure du Fugitif elle-même fonctionne comme un masque rituel moderne : elle ne représente pas un individu, mais une fonction politique imaginale, celle de l’évitement, de la ruse, de la présence en creux. Elle s’oppose au modèle du héros occidental par sa stratégie de disparition, de déplacement, de retrait tactique. Elle est l’équivalent contemporain d’un trickster, d’un esprit liminal opérant dans les zones grises du pouvoir.
Ce qui est mimé dans le jeu, ce ne sont pas seulement les institutions, mais les dispositifs de subjectivation eux-mêmes : les structures du travail, de l’injonction sociale, de la reconnaissance culturelle, de la visibilité politique. En les mettant en scène, les joueurs peuvent les manipuler symboliquement, les sur-jouer ou les déjouer, produisant ainsi une forme de subjectivation mineure, pour reprendre le vocabulaire deleuzo-guattarien : une subjectivité qui ne s’oppose pas frontalement, mais qui se glisse, se déforme, se fuit elle-même pour devenir insaisissable.
Le dispositif ludique permet alors une recomposition symbolique de l’inconscient collectif : ce qui était refoulé par les normes sociales réapparaît dans le jeu sous forme cryptée, ritualisée, poétique. Le réel est à la fois déplacé et réinvesti. Le jeu devient un espace de restitution imaginale, où les exclus peuvent rejouer leur rapport au pouvoir dans une langue qui leur appartient enfin.
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