Le Fugitif et la Convergence des luttes : une résistance sans revendication

Dans l’espace des luttes contemporaines, les collectifs militants traditionnels et Le Fugitif semblent occuper des terrains distincts, pourtant entremêlés. D’un côté, des mouvements revendicatifs, structurés autour d’une volonté d’affrontement et de transformation explicite du système. De l’autre, une machine fluide, insaisissable, qui détourne et reconfigure la réalité sans jamais se fixer.


Là où la Convergence des luttes vise à établir des points d’ancrage communs entre différentes revendications (écologiques, féministes, anticapitalistes, antiracistes), Le Fugitif procède par dispersion et dissolution des repères. Il ne cherche pas à unifier des causes, mais à fragmenter la perception dominante, à ouvrir des brèches imperceptibles dans la structure rigide de la ville et du pouvoir.


Dans une logique classique de militantisme, les collectifs organisent des actions ponctuelles pour interpeller l’opinion publique, visibiliser des injustices, arracher des concessions aux institutions. Ils construisent des narrations lisibles, structurées par des revendications claires et mesurables. L’enjeu est de se faire entendre : convaincre, sensibiliser, mobiliser. Leur stratégie repose sur la confrontation avec les structures de domination, un bras de fer politique et idéologique qui vise à modifier l’ordre établi.


Le Fugitif, lui, fonctionne à rebours de cette logique.


Il ne s’inscrit pas dans un champ de lutte frontal. Il n’interpelle pas directement l’État, ni ne cherche à influencer l’opinion publique par des discours explicites. Sa résistance n’est pas déclarée, elle est opérative. Elle ne revendique pas de nouveaux droits, elle les pratique en dehors du cadre institutionnel, en exploitant les failles du système. Il ne conteste pas l’urbanisme officiel par des manifestes ou des occupations visibles, il produit une contre-cartographie invisible, qui transforme la ville en un espace de jeu et de stratégie.


Là où un collectif militant revendique l’appropriation d’un espace (une ZAD, un squat, un territoire libéré), Le Fugitif ne cherche pas à prendre l’espace, mais à le détourner. Il ne revendique pas une nouvelle légitimité sur un territoire, il le recode à travers des usages furtifs, asymétriques, imprévus. Il transforme des lieux neutres en zones d’expérimentation sans que les autorités ne puissent en identifier clairement la nature. Un café devient un espace de soft squatting. Une rue devient un terrain de reconnaissance stratégique. Un bâtiment vide devient un point d’ancrage temporaire.


Là où un mouvement militant structure son action en événements visibles – manifestations, meetings, blocages – Le Fugitif évolue sans pic de visibilité, sans confrontation ouverte, préférant une stratégie d’évitement et d’infiltration. Il ne s’oppose pas directement aux forces dominantes, il les contourne, il les détourne, il les prend de vitesse.


Une guerre cognitive plutôt qu’un combat politique

Les militants traditionnels s’opposent politiquement à l’État et au capital.

Le Fugitif mène une guerre cognitive, une restructuration de la perception du réel.


Les premiers produisent des revendications.

Le second produit du brouillage et de la confusion stratégique.


Les premiers cherchent à convaincre.

Le second cherche à piéger les observateurs dans une boucle d’incertitude.


Les premiers veulent mobiliser des masses.

Le second veut activer des individus, créer des éclats de perception.


Les premiers veulent changer les structures sociales et économiques.

Le second veut échapper aux structures, prouver qu’une autre logique est possible sans confrontation directe.


Là où un collectif militant cherche à entrer en rapport de force avec l’État, Le Fugitif transforme la ville en un espace de simulation, où les autorités elles-mêmes deviennent des acteurs involontaires du jeu. Il utilise les mécaniques de surveillance pour renforcer son attracteur étrange. Il exploite la lenteur administrative pour avancer sous le radar. Il détourne la rigidité des institutions pour s’y infiltrer sans être identifié comme une menace explicite.


Là où un mouvement comme Extinction Rebellion, par exemple, utilise la désobéissance civile visible pour alerter sur le climat, Le Fugitif utilise un exil intérieur, qui ne se signale pas comme tel. Il ne veut pas obtenir un changement législatif, il veut prouver qu’il existe un autre mode d’être, un autre usage du réel.


Ni centre, ni revendication: une machine insaisissable

L’une des grandes différences entre un collectif militant classique et Le Fugitif, c’est la question de la structure et de la centralité.

Un collectif militant, même horizontal, a des figures identifiables, des noms, des visages.

Il fonctionne avec une organisation visible, même si elle est fluide et collective.

Il a des objectifs concrets, qui définissent son action et lui donnent un sens immédiatement reconnaissable.


Le Fugitif n’a pas de centre.

Il fonctionne en rhizome, en réseau mouvant, sans hiérarchie fixe.

Il n’a pas de revendications explicites, mais une mécanique d’exploration et de détournement.

Il ne demande rien à l’État, il agit sans lui.


C’est précisément cette absence de revendication qui le rend ingérable pour les institutions. Un État sait comment gérer une ZAD, un syndicat, un groupe de pression. Il ne sait pas comment gérer un jeu qui n’a pas de règles officielles, pas de porte-parole, pas de structure visible, et dont les effets ne sont pas immédiatement interprétables comme une menace.


Conclusion: une divergence fondamentale dans l’approche de la résistance

Le Fugitif ne s’oppose pas directement aux militants de la Convergence des luttes. Il occupe simplement un autre plan de résistance, une autre strate du combat contre la rigidité institutionnelle.

Les militants se battent pour que l’État change.

Le Fugitif prouve que l’on peut évoluer sans l’État.

Les militants confrontent les structures.

Le Fugitif infiltre et contourne ces structures.

Les militants veulent se faire entendre.

Le Fugitif veut être un mystère, un attracteur étrange qui piège les observateurs.


Dans un monde où la contestation sociale est de plus en plus anticipée, surveillée et intégrée par le pouvoir, Le Fugitif représente une autre voie: celle de l’évitement stratégique, du détournement et du jeu comme nouvelle forme de résistance politique et existentielle.


Si les militants veulent écrire une nouvelle page de l’histoire, Le Fugitif propose un texte invisible, un palimpseste urbain, une fuite organisée qui recompose l’espace du réel en permanence.

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