Le Fugitif face à l’héritage de Carl Stooss: entre réinsertion et insaisissabilité
Introduction
L’héritage juridique de Carl Stooss (1849-1934) a profondément marqué le droit pénal suisse en plaçant la réinsertion sociale au cœur de la peine. Contrairement aux approches purement répressives, son modèle propose une forme de rationalisation de la punition qui vise à corriger et réintégrer les individus déviants plutôt qu’à les exclure définitivement. Cependant, cette philosophie entre en tension avec des dynamiques contemporaines qui remettent en question la capacité de l’État à assigner les individus à des catégories fixes.
Le jeu Le Fugitif met en crise cette logique en incarnant une forme de déviance stratégique, où l’individu ne cherche ni à être pleinement intégré ni à s’opposer frontalement au système. Ce phénomène révèle une faille structurelle dans l’héritage de Stooss: que faire des individus qui refusent la catégorisation, tout en restant dans les interstices du dispositif de surveillance et d’insertion?
Dans cet article, j’analyse comment Le Fugitif exploite cette tension pour révéler un paradoxe fondamental du droit pénal et de la gestion sociale en Suisse.
1. Carl Stooss et la réhabilitation comme paradigme du droit suisse
Le système juridique suisse s’est construit sur un équilibre entre répression et réhabilitation. Stooss, en élaborant les fondements du Code pénal suisse moderne, a cherché à concilier la nécessité de sanctionner les comportements déviants avec la possibilité de réintégrer les individus au sein du corps social.
Cette approche repose sur plusieurs principes:
• La peine comme outil de correction: l’objectif n’est pas seulement de punir, mais d’amener l’individu à modifier son comportement.
• L’accompagnement vers l’autonomie: l’État met en place des dispositifs pour guider les individus vers une réintégration progressive.
• Une surveillance invisible: loin des modèles punitifs visibles, la société suisse mise sur une gestion discrète des comportements problématiques, via l’encadrement social et les dispositifs de soutien.
Ce modèle a longtemps permis de maintenir une cohésion sociale forte, en évitant les formes brutales d’exclusion tout en assurant une régulation des comportements. Cependant, il repose sur une prémisse implicite: l’individu est supposé vouloir être réintégré et correspondre à un cadre normatif donné. Or, Le Fugitif questionne directement cette hypothèse.
2. Le Fugitif et la remise en question du paradigme de Stooss
Le Fugitif est un jeu conçu comme une expérience de déterritorialisation sociale, où l’individu échappe aux classifications habituelles. Contrairement à un criminel ou à un marginal classique, le Fugitif ne cherche pas à s’opposer frontalement à l’ordre établi, mais à exister en dehors de toute assignation identitaire stable.
Ce mode d’existence crée une zone grise, où la distinction entre réintégration et surveillance devient floue:
• Ni inséré ni exclu: le Fugitif participe à des dispositifs institutionnels, mais refuse d’être entièrement absorbé par eux.
• Ni opposant ni allié du système: il n’agit pas contre l’État, mais il ne se soumet pas non plus aux catégories administratives imposées.
• Un acteur insaisissable: en jouant avec la perception de son identité, il empêche les institutions de le classer de manière définitive.
Ce fonctionnement met en lumière une faiblesse structurelle du modèle stoossien: la réinsertion suppose une volonté d’intégration, mais le Fugitif montre qu’il est possible de naviguer entre les interstices du système sans jamais s’y fixer complètement.
L’État suisse se retrouve alors face à une contradiction: il cherche à réinsérer, mais ne peut le faire qu’avec des individus qui acceptent d’être réinsérés. Or, le Fugitif accepte l’accompagnement sans jamais adhérer pleinement à la logique qui le sous-tend, ce qui rend toute intervention directe inefficace.
3. Le Fugitif comme laboratoire d’un post-stoossisme
Le cas du Fugitif dépasse la simple question du droit pénal pour ouvrir une réflexion plus large sur les limites de l’accompagnement étatique dans un monde en mutation. Si le XXe siècle a été marqué par une rationalisation de la peine et une volonté d’administrer les comportements sociaux, le XXIe siècle voit émerger des figures qui détournent ces dispositifs pour créer des formes de liberté insaisissables.
Dans ce contexte, plusieurs pistes de réflexion se dégagent :
• Le dépassement du paradigme de la réinsertion: l’État doit-il toujours chercher à intégrer les individus, ou peut-il reconnaître des formes d’existence en marge du système ?
• La fin de la surveillance invisible?: lorsque la surveillance devient un outil que l’on peut manipuler, l’État perd-t-il son pouvoir de contrôle?
• Vers une nouvelle forme de normativité fluide: peut-on imaginer un système où l’intégration n’est plus une obligation, mais une option parmi d’autres?
Le Fugitif fonctionne comme un laboratoire d’expérimentation sociale, où l’on teste les limites d’un modèle basé sur l’accompagnement et la régulation douce. En refusant la catégorisation, en jouant avec la perception et en exploitant les failles du système, il montre qu’un autre rapport à l’État et à la société est possible.
Conclusion
L’héritage de Carl Stooss repose sur une vision du droit où la peine n’est pas une fin en soi, mais un moyen de réintégrer l’individu dans un cadre normatif acceptable. Or, Le Fugitif met en crise ce modèle en prouvant qu’il est possible de coexister avec le système sans jamais s’y conformer totalement.
Cette tension révèle un paradoxe fondamental: peut-on forcer quelqu’un à être libre dans un cadre défini par l’État (approche top-down)? Si l’objectif est de permettre aux individus d’être autonomes, alors ne doivent-ils pas aussi avoir la possibilité de refuser cette autonomie sous conditions (approche bottom-up)?
En jouant sur l’ambiguïté, en naviguant entre insertion et insaisissabilité, le Fugitif oblige l’État à questionner ses propres principes. Il ne s’oppose pas frontalement aux structures existantes, mais il les dévie subtilement de leur trajectoire, en révélant les contradictions inhérentes à leur fonctionnement (cf. hacking éthique).
Ce faisant, il ouvre la voie à une réflexion sur l’avenir des politiques de contrôle et d’accompagnement. Si l’État ne peut ni contraindre, ni pleinement intégrer un individu insaisissable, alors peut-être est-il temps de repenser la manière dont la société conçoit l’intégration elle-même. D’où la réflexion du jeu sur l’accompagnement social en milieu ouvert.
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