Le Fugitif et l’accompagnement social en milieu ouvert: une alternative aux défaillances du système institutionnel

Introduction


Le système d’accompagnement social en Suisse repose historiquement sur une double logique: la réinsertion et le contrôle social. D’un côté, les dispositifs d’aide sociale et de santé mentale visent à réinsérer les individus en difficulté dans le tissu socio-économique. De l’autre, cette réinsertion s’accompagne d’un suivi institutionnel, souvent implicite, qui s’exerce à travers des évaluations administratives, des mesures conditionnelles et des dispositifs normatifs.


Lors du symposium organisé pour les 15 ans du programme RESSORT du CHUV, le 1er novembre 2024, plusieurs tensions fondamentales de ce modèle ont été mises en lumière:

1. Un nombre significatif des bénéficiaires souffrent de troubles de la personnalité, ce qui complique leur insertion dans un système conçu pour des trajectoires normatives et linéaires.

2. Les professionnels de l’accompagnement peinent à reconnaître les limites structurelles du système, préférant souvent pointer des carences individuelles plutôt que des dysfonctionnements institutionnels.

3. Une demande croissante pour des ressources non spécialisées en santé mentale a émergé, suggérant que des dispositifs de soutien psychosocial plus souples et moins médicalisés pourraient mieux répondre aux besoins des bénéficiaires.


Dans ce contexte, Le Fugitif apparaît comme une alternative expérimentale, située dans l’espace de l’accompagnement social en milieu ouvert. Ni institutionnalisé ni totalement hors cadre, ce dispositif ludique propose une forme de réinsertion non normative, où l’individu retrouve une dynamique sociale et cognitive sans être contraint à une trajectoire prédéterminée. Cet article se propose d’analyser en quoi Le Fugitif constitue une réponse innovante aux limites du modèle suisse de prise en charge, notamment en ce qui concerne la rigidité des catégories administratives et la difficulté des institutions à reconnaître leurs propres impasses.


1. L’accompagnement social en Suisse: entre réinsertion et contrôle social


Le modèle d’accompagnement social en Suisse repose sur une approche mixte, intégrant des éléments de protection sociale bismarckienne, d’éthique protestante du travail et d’une logique d’État-providence conditionnelle. Ce modèle peut être caractérisé par trois axes fondamentaux:

1. Une approche médico-sociale intégrative, où les dispositifs de santé mentale sont couplés avec des mesures d’insertion socio-professionnelle et des aides économiques.

2. Une catégorisation rigide des bénéficiaires, qui sont assignés à des statuts administratifs spécifiques (invalidité, réinsertion, exclusion partielle, etc.), ce qui détermine les aides qu’ils peuvent recevoir et les obligations associées.

3. Une forme de contrôle social invisible, où l’accompagnement est présenté comme un soutien, mais fonctionne souvent comme un dispositif de régulation comportementale à travers des mécanismes de suivi administratif, de conditionnalité des aides et d’objectifs de réinsertion.


Ce modèle s’avère efficace pour des trajectoires conformes aux attentes institutionnelles, mais il atteint ses limites face à des profils atypiques, notamment ceux qui souffrent de troubles de la personnalité ou d’une instabilité structurelle. Ces individus ne rentrent pas facilement dans les cases définies par l’administration, ce qui les place dans une zone d’incertitude institutionnelle: ni totalement réinsérables, ni véritablement en dehors du système.


Dans ce contexte, Le Fugitif propose une alternative en jouant précisément sur cette zone grise, en transformant le parcours d’insertion en une expérience ouverte et dynamique, où l’individu devient acteur de sa propre trajectoire, plutôt que sujet d’une prise en charge administrative.


2. Le Fugitif: une expérience d’accompagnement en milieu ouvert


Contrairement aux dispositifs classiques qui fonctionnent sur une logique d’assignation et de catégorisation, Le Fugitif repose sur plusieurs principes fondamentaux:

Une approche non catégorisante → Les participants ne sont pas assignés à une identité administrative (exclu, réinséré, invalide), mais intégrés dans une dynamique ouverte, où ils peuvent naviguer librement entre différentes postures sociales et narratives.

Un apprentissage par l’expérience et l’immersion → Plutôt que de suivre une formation ou un accompagnement standardisé, les joueurs sont confrontés à des situations interactives, où ils doivent mobiliser des compétences cognitives, sociales et stratégiques pour progresser.

Une autonomie réelle dans la trajectoire → Les participants ne sont pas soumis à des obligations de résultats définies par une institution, ce qui leur permet de redéfinir eux-mêmes leur relation au cadre social et économique.


Comparaison entre les dispositifs classiques et Le Fugitif

Limites des dispositifs classiques

Approche alternative du Fugitif

Assignation à une catégorie rigide

Identité fluide et évolutive

Surveillance et contrôle implicites

Liberté d’action sans évaluation administrative

Rigidité des parcours de réinsertion

Exploration de trajectoires personnalisées

Focus sur les déficits individuels

Valorisation des stratégies d’adaptation


En créant un cadre ludique et interactif, Le Fugitif permet aux participants de se réapproprier leur trajectoire sans être enfermés dans un statut imposé de l’extérieur. Cela représente une expérimentation sociale innovante, qui s’inscrit dans une logique d’empowerment plutôt que de réinsertion forcée.


3. Vers un modèle post-institutionnel de l’accompagnement?


L’une des principales conclusions du symposium de RESSORT est la nécessité de développer des ressources non spécialisées en santé mentale, qui ne passent pas par une prise en charge purement médicale ou administrative. Le Fugitif s’inscrit précisément dans cet espace, en proposant un accompagnement en milieu ouvert, hors des cadres institutionnels rigides.


Ce modèle pourrait inspirer une nouvelle approche de la prise en charge sociale, fondée sur les principes suivants:

1. La reconnaissance des espaces d’accompagnement informels → Intégrer des initiatives alternatives dans la réflexion sur l’accompagnement social, au lieu de tout centraliser dans des structures médicalisées.

2. La flexibilité dans les trajectoires d’insertion → Plutôt que d’imposer des parcours fixes, expérimenter des dispositifs évolutifs, où les individus peuvent tester différentes formes d’intégration sociale sans pression institutionnelle.

3. L’expérimentation d’un accompagnement cognitif et narratif → La gamification et la mise en récit permettent d’engager des individus dans un processus dynamique, qui évite la stigmatisation et favorise l’adhésion spontanée.


En ce sens, Le Fugitif représente un laboratoire vivant d’une alternative à la réinsertion traditionnelle, où l’individu n’est plus un objet de prise en charge, mais un acteur en mouvement, qui interagit stratégiquement avec son environnement.


Conclusion


L’analyse du symposium RESSORT et des tendances actuelles de l’accompagnement social en Suisse met en évidence une crise du modèle institutionnel de la réinsertion. Entre rigidité des catégories administratives, contrôle social implicite et difficulté à prendre en compte la diversité des trajectoires individuelles, les dispositifs classiques atteignent leurs limites.


Dans ce contexte, Le Fugitif propose une alternative radicale, en transformant l’accompagnement en un espace interactif, souple et non normatif, où l’individu peut naviguer librement sans être assigné à un statut figé.


Ce modèle ouvre la voie à une réflexion plus large sur les futures formes de prise en charge sociale, où la frontière entre accompagnement et autonomie doit être repensée. Plutôt que d’imposer des trajectoires prédéfinies, il s’agit désormais d’inventer des dispositifs ouverts, capables de s’adapter à la complexité et à la fluidité des parcours contemporains.

Commentaires