Une approche expérimentale de la radicalisation: de la prévention classique à une stratégie cognitive et ludique
Introduction: une redéfinition de la radicalisation
La radicalisation est souvent analysée sous un prisme sécuritaire et psychologique, réduisant le phénomène à une trajectoire individuelle et à une déviance idéologique. Pourtant, cette lecture reste insuffisante pour comprendre les causes profondes du phénomène. Plutôt que d’envisager la radicalisation comme un problème d’ordre exclusivement sécuritaire, nous proposons ici une approche qui l’inscrit dans une dynamique économique, sociale et cognitive.
Dans cet article, nous défendons l’idée que la radicalisation est un symptôme de l’érosion de la classe moyenne, du délitement des institutions et de la perte de contrôle des États sur le narratif collectif. Partant de ce constat, nous avons développé une méthode alternative de prévention, expérimentée à travers Le Fugitif, un jeu narratif et stratégique en milieu ouvert. Ce dispositif offre une contre-expertise dynamique, fondée sur la mise en récit, la gamification et l’expérimentation sociale, permettant de détourner les trajectoires de radicalisation en ouvrant des alternatives identitaires et cognitives aux individus à risque.
1. La radicalisation comme symptôme d’un processus socio-économique
1.1 Une approche systémique plutôt qu’une lecture comportementale
Les modèles dominants de prévention de la radicalisation se concentrent sur l’individu radicalisé, tentant d’identifier des facteurs de vulnérabilité psychologique (traumatismes, isolement, frustration, endoctrinement). Pourtant, cette approche ignore les facteurs structurels :
• L’échec des institutions à proposer un avenir stable aux classes populaires et moyennes.
• L’invisibilisation des tensions socio-économiques derrière des discours simplificateurs sur le « terrorisme » ou l’« extrémisme ».
• L’incapacité des États à réguler des trajectoires biographiques instables, dans un monde où les repères traditionnels (emploi, éducation, insertion sociale) sont en crise.
Nous soutenons que la radicalisation est moins une adhésion idéologique qu’une réponse à un effondrement des horizons d’attente. Autrement dit, les individus en voie de radicalisation ne cherchent pas uniquement un combat idéologique, mais un cadre structurant qui répond à une absence de perspectives crédibles.
1.2 L’érosion de la classe moyenne et le vide identitaire
Les récents travaux en sociologie montrent que les sociétés postindustrielles ont produit un phénomène d’invisibilisation des individus déclassés. L’État-providence, historiquement garant de l’intégration, est désormais un dispositif de gestion et de surveillance, qui ne propose plus d’alternative réelle à ceux qui en dépendent.
Face à cette situation, la radicalisation devient une stratégie de sortie d’un statut d’outsider :
Elle redonne du sens à une existence perçue comme marginalisée.
Elle offre une communauté alternative, en rupture avec les institutions classiques.
Elle recompose un narratif puissant, structurant l’individu dans une quête de reconnaissance.
Les dispositifs de prévention traditionnels, en cherchant à déprogrammer ces trajectoires radicales, ne font souvent que renforcer l’idée que l’État cherche à neutraliser toute forme de dissidence.
C’est ici que Le Fugitif propose une autre approche : plutôt que d’imposer une réintégration forcée, il offre une alternative cognitive et sociale qui détourne l’énergie de la radicalisation vers un espace d’expérimentation ouvert.
2. Le Fugitif: un dispositif d’anti-radicalisation en milieu ouvert
2.1 Un jeu plutôt qu’une institution: créer un espace d’expérimentation
Le Fugitif n’est ni un programme officiel, ni une organisation de prévention classique. Il s’agit d’un jeu narratif en espace ouvert, structuré autour des principes suivants :
• Une cartographie cognitive : Lausanne devient un terrain d’interactions, où les joueurs doivent naviguer entre diverses identités et trajectoires.
• Un attracteur étrange : Le Fugitif ne se présente pas comme un programme de déradicalisation, mais comme une expérience immersive, où chaque joueur construit son propre parcours.
• Une alternative identitaire : plutôt que d’éradiquer l’envie de rupture, le jeu la réoriente vers des formes non violentes d’expérimentation sociale.
Ce modèle permet de proposer une sortie hors des parcours de radicalisation sans imposer un retour forcé vers les institutions rejetées.
2.2 Une contre-expertise dynamique: observer en situation réelle
Contrairement aux modèles classiques, Le Fugitif ne cherche pas à administrer des profils types de radicalisation. Au contraire, il adopte une logique expérimentale et ethnographique :
Il capture les dynamiques d’adhésion et de rupture en temps réel.
Il permet d’observer la construction de narratifs alternatifs chez des individus en recherche de repères.
Il offre un espace où les joueurs testent des postures de contestation non violente.
Ce cadre permet d’analyser la radicalisation non plus comme un processus isolé, mais comme une dynamique sociale mouvante, qui peut être modulée selon les opportunités narratives et les interactions.
3. Vers une nouvelle forme de prévention: l’anti-radicalisation par l’expérimentation
3.1 Remplacer la surveillance par l’exploration
Le principal échec des politiques de prévention actuelles réside dans leur incapacité à comprendre la radicalisation autrement qu’en termes de menace.
• Les États renforcent la surveillance et les dispositifs de contrôle, ce qui alimente la défiance.
• Les programmes de déradicalisation imposent un retour aux cadres normatifs, sans offrir d’espace de transition.
À l’inverse, Le Fugitif fonctionne sur un principe d’exploration ouverte, où chaque joueur construit sa propre trajectoire sans pression extérieure.
Loin d’être une surveillance, le jeu est un espace de reconfiguration du récit personnel.
Loin d’être un retour à la norme, il permet de reconstruire une identité fluide, évolutive et non figée.
Loin d’être une coercition, il agit comme une mise en situation ludique de la complexité du réel.
3.2 Le futur de la prévention: une guerre cognitive
Si les États veulent réellement prévenir la radicalisation, ils doivent cesser d’aborder le problème comme un simple phénomène criminel ou psychiatrique.
• La véritable bataille se joue sur le contrôle des récits et des imaginaires.
• L’État a perdu son monopole sur la production de sens et doit comprendre que les formes de socialisation alternatives se développent en dehors de ses structures.
• Plutôt que de criminaliser la rupture, il doit apprendre à l’accompagner dans des trajectoires non destructrices.
Le Fugitif offre un modèle post-institutionnel, où l’expérimentation ludique et cognitive permet d’absorber les tensions sans imposer une réintégration brutale.
Conclusion: un modèle d’anti-radicalisation en rupture
La radicalisation est avant tout un phénomène socio-économique, pas seulement un problème sécuritaire.
Les dispositifs traditionnels échouent car ils imposent une réintégration, alors que les individus cherchent une alternative.
Plutôt que de combattre la radicalisation de manière frontale, Le Fugitif propose une stratégie de contournement et d’expérimentation.
En créant un espace narratif ouvert, il détourne les trajectoires extrêmes vers un cadre fluide, évolutif et interactif.
L’anti-radicalisation ne passera pas par plus de contrôle, mais par la création de nouveaux espaces d’appartenance.
La guerre se joue sur les récits : ceux qui les contrôlent façonnent l’avenir.
Dans ce cadre, Le Fugitif est un laboratoire vivant d’une nouvelle approche de la prévention.
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