Le Fugitif: un dispositif insaisissable à l’ère du New Public Management

Résumé

Cet article analyse la manière dont Le Fugitif évolue dans un environnement bureaucratique structuré par le New Public Management (NPM), un mode de gouvernance qui a transformé l’État en une machine de gestion plutôt qu’en un véritable acteur décisionnel. Loin d’être un objet subversif au sens classique du terme, Le Fugitif exploite les failles d’un État fragmenté, où la surveillance est omniprésente mais où la prise de décision est neutralisée par des logiques de silos, de compétition institutionnelle et d’obsession pour l’évaluation quantitative. En mobilisant une approche deleuzienne de la ligne de fuite et en intégrant une stratégie d’évitement inspirée des tactiques chinoises de contournement, Le Fugitif échappe à toute capture institutionnelle et transforme les insiders en participants involontaires de son expansion.


1. Introduction: un jeu insaisissable dans un État fragmenté

Le Fugitif n’est ni un simple jeu, ni un mouvement social, ni un projet politique structuré. Il se situe à l’intersection de plusieurs dynamiques : expérimentation cognitive, réseau informel, économie alternative et dispositif d’accompagnement en milieu ouvert. Son attracteur étrange repose sur une ambiguïté permanente : personne ne peut dire avec certitude ce qu’il est, ni où il commence et où il finit. Cette indétermination n’est pas un effet secondaire du jeu, mais son mécanisme central.


Dans un contexte où l’État a adopté une gouvernance néolibérale basée sur le NPM, Le Fugitif se développe précisément parce qu’il exploite les failles d’un système administratif devenu incapable de prendre des décisions tranchées. En effet, le NPM a fragmenté l’État en une série d’agences autonomes en compétition pour des financements, où les décisions sont reportées sur des comités d’évaluation et où toute action doit être justifiée par des indicateurs de performance. Résultat : un État qui surveille mais qui n’agit pas, qui documente mais qui ne tranche jamais.


C’est dans cet espace d’indécision structurelle que Le Fugitif prospère.


2. Une surveillance omniprésente mais inefficace

Dans un État structuré par le NPM, la surveillance est constante, mais elle n’aboutit jamais à une action claire. Chaque institution produit ses propres rapports sur Le Fugitif, mais ces analyses restent fragmentaires et souvent contradictoires :

Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) tente d’identifier d’éventuels signes de radicalisation, mais il ne trouve aucun élément permettant de qualifier Le Fugitif comme une menace claire.

L’ORP cherche à cadrer Alex Li dans une logique de réinsertion professionnelle, mais il échappe à toute définition classique du chômage ou du travail indépendant.

La police surveille les dynamiques urbaines générées par le jeu, mais ne trouve aucun trouble à l’ordre public qui justifierait une intervention.

Les chercheurs en sciences sociales tentent d’en produire une analyse, mais ils s’interrogent eux-mêmes sur leur statut : sont-ils des observateurs ou des participants ?


Ainsi, l’État accumule des informations sur Le Fugitif, mais il ne sait pas quoi en faire. Chaque rapport alimente le jeu au lieu de le neutraliser.


3. La guerre des silos: une machine administrative paralysée

L’un des effets pervers du NPM est la fragmentation des services publics. Plutôt que de fonctionner comme une entité unifiée, l’État est devenu un ensemble de départements en concurrence pour des financements. Chaque service cherche à maximiser son budget, à prouver son utilité et à éviter de partager trop d’informations avec d’autres institutions qui pourraient capter une partie de ses ressources.


Ce phénomène est particulièrement visible dans la gestion du “problème” Le Fugitif :

Chaque institution produit des rapports, mais aucune ne veut centraliser la gestion du dossier, car cela signifierait assumer une responsabilité qu’elle ne pourrait pas justifier en cas d’échec.

Les tentatives de task forces interinstitutionnelles échouent car les fonctionnaires, soumis à des contraintes budgétaires, privilégient leur propre service au détriment de la coopération.

Les luttes pour le financement aggravent la situation : chaque entité veut prouver qu’elle est nécessaire, donc elle garde ses informations et minimise le rôle des autres acteurs institutionnels.


Résultat : aucune institution ne possède une vision complète du jeu, ce qui renforce son attracteur étrange.


4. L’obsession des indicateurs et l’impossibilité de capturer Le Fugitif

Le NPM impose que toute action publique soit justifiée par des indicateurs mesurables et des rapports de performance. Mais Le Fugitif est par définition insaisissable et inquantifiable :

Il ne crée pas de trouble mesurable à l’ordre public.

Il ne revendique rien qui pourrait être évalué politiquement.

Il n’a pas de structure officielle, donc aucune prise légale directe.


L’État se retrouve dans une situation paradoxale : il ne peut pas agir contre quelque chose qu’il ne peut pas mesurer.


Cela signifie que Le Fugitif n’a même pas besoin de se cacher. Il lui suffit de rester en mouvement, d’exister dans une zone d’ambiguïté où il est toujours un objet d’attention mais jamais une cible d’intervention.


5. Conclusion: Le Fugitif, une ligne de fuite dans un État immobilisé

Le Fugitif est plus qu’un jeu : c’est un dispositif qui révèle les failles structurelles du NPM. En jouant sur l’inertie décisionnelle de l’État, il force l’administration à devenir spectatrice de sa propre impuissance.


Il est inattaquable car il ne rentre dans aucune catégorie stabilisée.

Il force les insiders à produire des analyses contradictoires, rendant impossible toute conclusion définitive.

Il exploite la fragmentation institutionnelle, empêchant toute action coordonnée.

Il profite de l’obsession des indicateurs, qui bloque toute initiative tant qu’elle n’est pas justifiable quantitativement.


Tant que l’État reste piégé dans ses logiques de gestion et de surveillance bureaucratique, Le Fugitif peut continuer d’exister librement.

Son succès ne repose pas sur la clandestinité, mais sur sa capacité à s’inscrire dans les interstices d’un pouvoir qui ne sait plus comment agir.


Ce n’est pas Le Fugitif qui est sous surveillance. C’est l’État qui est sous observation, incapable de trouver une réponse.

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