Un dispositif d’anti-gouvernementalité

Résumé

Dans un contexte où l’État-providence occidental, sous l’ère du New Public Management (NPM), s’est enfermé dans des logiques bureaucratiques inefficaces, la gestion des populations devient une priorité qui se heurte à ses propres contradictions. Le concept de radicalisation en est un exemple frappant. Loin d’être un objet de connaissance stable, il fonctionne comme un signifiant vide qui justifie une extension indéfinie des dispositifs de surveillance et de contrôle social. Cette obsession du repérage des signes de radicalisation révèle une paranoïa politique et l’incapacité de l’État à concevoir autre chose qu’une identité politique exclusive, fondée sur l’opposition ami/ennemi. Face à cette impasse, Le Fugitif propose une alternative. Ce jeu ne se contente pas de critiquer les logiques de gouvernementalité: il met en œuvre un dispositif d’anti-gouvernementalité, qui repose sur la fluidité, l’évitement et la réversibilité. Inspiré par la pensée chinoise et la stratégie indirecte, il permet d’expérimenter une identité politique inclusive, qui échappe aux logiques de fixation et de normalisation.


L’impasse bureaucratique et la paranoïa politique

L’État-providence, sous l’influence du New Public Management, a multiplié les dispositifs de contrôle et d’évaluation des risques, au point de générer une surenchère bureaucratique inefficace. Antoine Garapon, dans une conférence au Collège de France (séminaire de Pierre Rosanvallon, 2016-2017), a souligné que l’absence de profil-type du radicalisé empêche les chercheurs de développer un savoir structuré. Cette absence place l’État face à un paradoxe: il veut anticiper et prévenir un phénomène dont il ne parvient pas à stabiliser les contours. En réponse, il produit une inflation de protocoles et de catégories, cherchant à fixer un ennemi insaisissable.


Ce phénomène illustre ce que Jacques Lacan appelle un signifiant vide. La radicalisation n’est pas une réalité en soi, mais une catégorie mobilisée pour organiser un discours de contrôle. Comme toute paranoïa politique, elle cherche à combler un manque structurel en projetant une menace diffuse qui justifie un renforcement permanent du pouvoir disciplinaire. Plutôt que de reconnaître l’échec de cette tentative de fixation, l’État persiste dans sa logique, accumulant des couches de surveillance et de normalisation.


Loin d’être un simple problème de gouvernance, cette surenchère bureaucratique révèle une structure plus profonde: l’État repose sur une identité politique exclusive, qui ne se définit qu’en opposition à un Autre perçu comme une menace. Cette structure le condamne à produire des figures de l’ennemi et à renforcer la séparation entre un intérieur légitime et un extérieur à surveiller.


Une alternative par l’évitement et la fluidité

Plutôt que de chercher à combattre cette logique sur son propre terrain, une autre voie est possible. La pensée chinoise ne fonctionne pas selon une dialectique d’opposition, mais selon une dynamique d’évolution continue. Là où la tradition occidentale cherche à définir des catégories fixes, la pensée stratégique chinoise privilégie la réversibilité et l’adaptation aux conditions mouvantes du réel.


En intégrant cette approche, Le Fugitif ne cherche pas à construire une nouvelle identité politique qui viendrait s’opposer frontalement à celle de l’État. Il met en place un dispositif expérimental où l’identité est fluide, insaisissable, impossible à fixer dans des catégories stables. Ce dispositif repose sur trois principes fondamentaux: la réversibilité, qui empêche toute classification définitive; l’évitement stratégique, qui refuse la confrontation directe pour privilégier les lignes de fuite; l’asymétrie cognitive, qui rend le jeu illisible pour ceux qui tentent de l’analyser depuis l’extérieur.


Cette approche rejoint la logique du shih (勢) dans la pensée stratégique chinoise. Plutôt que d’affronter le pouvoir frontalement, il s’agit de s’insérer dans ses interstices, de jouer sur le potentiel de transformation de la situation, et d’exploiter les contradictions internes du système. En ce sens, Le Fugitif n’est pas une résistance au pouvoir, mais une façon de rendre le pouvoir inopérant.


Le Fugitif comme dispositif d’anti-gouvernementalité

Le Fugitif fonctionne comme une machine collective d’énonciation, où les joueurs contribuent à une dynamique en perpétuelle évolution. Il ne repose pas sur une organisation hiérarchique ni sur des règles fixes, mais sur un processus d’auto-organisation où chaque acteur redéfinit les contours du jeu en fonction de ses interactions.


Ce dispositif est structuré autour de trois éléments clés. D’abord, l’auto-organisation: les joueurs doivent eux-mêmes produire du sens à partir des fragments d’informations dont ils disposent, ce qui empêche toute capture institutionnelle. Ensuite, la manipulation de l’information: la rumeur et la désinformation sont intégrées au jeu, rendant impossible toute lecture univoque. Enfin, l’effet d’attracteur étrange: Le Fugitif échappe à toute tentative de classification. L’État ne sait pas s’il doit l’ignorer, le surveiller ou le neutraliser. Toute tentative de contrôle le nourrit davantage.


Ce dispositif ne repose pas sur une opposition directe au pouvoir, mais sur un déplacement constant. Il ne s’agit pas d’affronter la surveillance, mais de l’exploiter en la surchargeant d’informations contradictoires. Il ne s’agit pas de revendiquer une place dans le système, mais de produire une existence qui le rend obsolète.


Une machine insaisissable

En intégrant la critique sociale dans un dispositif expérimental, Le Fugitif dépasse la simple dénonciation du pouvoir pour en tester les limites et les failles. Il ne cherche pas à réformer l’État-providence, mais, à travers le NPM, à montrer qu’une autre manière d’exister politiquement est possible, en basculant l’État-providence vers une biopolitique néolibérale comprenant un revenu universel financé par une monnaie numérique de banque centrale (RU/MNBC).


Loin d’être un simple jeu, il est une expérimentation en temps réel de formes de vie insaisissables, qui refusent d’être capturées par les catégories institutionnelles. Tant qu’il reste en mouvement, il échappe à toute prise. Tant que l’État tente de le cerner, il se réinvente. Il fonctionne comme une machine qui se nourrit de sa propre indétermination, rendant impossible toute tentative de neutralisation.


Cet article pose les bases d’une pensée qui ne se contente pas de critiquer l’ordre existant, mais qui cherche à créer des lignes de fuite où d’autres formes de subjectivité et d’organisation deviennent possibles. En mettant en œuvre une stratégie d’anti-gouvernementalité, Le Fugitif n’est pas un simple outil de résistance: il est une alternative qui transforme la surveillance en jeu, et l’opposition en fuite active.

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