Le Fugitif comme dispositif expérientiel: une alternative ludique aux logiques sécuritaires de la prise en charge des individus marginalisés
Résumé
Les politiques sécuritaires contemporaines, qu’elles concernent la radicalisation ou la prise en charge des individus perçus comme dangereux, tendent à enfermer les sujets dans des trajectoires figées, souvent sous couvert de mesures thérapeutiques. À travers une analyse croisée des mesures pénales et des mécanismes narratifs du jeu de rôle, cet article propose une réflexion sur Le Fugitif comme alternative expérimentale aux dispositifs actuels de réinsertion et de gestion du risque. En articulant les concepts de plasticité sociale, de narration immersive et de transformation identitaire, nous interrogerons en quoi le jeu permet d’échapper à la stigmatisation et à la cristallisation des statuts sociaux imposés par la logique pénitentiaire.
1. Introduction : la tension entre réhabilitation et contrôle social
Les politiques contemporaines de gestion des individus perçus comme dangereux oscillent entre deux pôles : la réhabilitation et la neutralisation sécuritaire. L’article de Nicolas Queloz (2022) met en lumière cette tension dans le cadre des mesures thérapeutiques appliquées en droit pénal suisse. Ces dispositifs, bien que justifiés par un objectif de soin, se transforment souvent en enfermement prolongé, réduisant les individus concernés à leur dangerosité supposée.
Or, cette approche se retrouve également dans la lutte contre la radicalisation, où les individus identifiés comme “à risque” sont souvent pris dans une logique de surveillance et de contrôle social renforcé, au détriment de stratégies d’intégration ou de dialogue. Ce phénomène pose un problème fondamental : comment permettre à ces individus d’échapper à un destin social préécrit, où ils ne sont perçus que comme des menaces latentes ?
Dans cette perspective, nous proposons d’explorer une approche expérientielle et ludique à travers Le Fugitif, un jeu de rôle grandeur nature qui brouille les frontières entre fiction et réalité. Ce dispositif repose sur l’idée que l’identité n’est pas fixe, mais malléable et sujette à transformation à travers l’expérimentation sociale.
2. La rigidité des mesures institutionnelles : un enfermement narratif
L’article de Queloz (2022) démontre que les politiques sécuritaires produisent un effet de fixation identitaire. Les individus placés sous mesures thérapeutiques sont souvent perçus non pas comme des sujets en évolution, mais comme des figures dangereuses figées dans un diagnostic criminologique ou psychiatrique.
Dans le domaine de la radicalisation, un phénomène similaire se produit : les individus jugés “radicalisés” se retrouvent étiquetés, même lorsqu’ils sont en processus de déradicalisation. Ces mesures institutionnelles agissent ainsi comme des récits imposés, où l’individu n’a plus la possibilité de redéfinir son propre parcours.
Le problème fondamental réside dans l’absence d’un espace narratif alternatif où ces individus pourraient expérimenter d’autres façons d’exister. Le réel leur est imposé sous une forme statique, où leur rôle social est verrouillé. Or, c’est précisément ce que Le Fugitif cherche à déconstruire.
3. Le Fugitif : une expérience ludique de reconfiguration identitaire
Contrairement aux dispositifs institutionnels qui réduisent la marge d’action des individus sous contrôle, Le Fugitif fonctionne comme un espace de test identitaire. Dans ce jeu, chaque joueur peut :
• Explorer différents rôles sociaux, sans que ces rôles soient imposés par un cadre institutionnel.
• Expérimenter des récits alternatifs, où l’étiquette initialement attribuée (délinquant, radicalisé, exclu social) n’a plus de valeur contraignante.
• Se confronter à la dynamique du réel, tout en ayant une liberté d’action qui n’existe pas dans un cadre pénitentiaire ou thérapeutique classique.
L’intérêt principal du jeu réside dans la plasticité qu’il offre : là où l’institution enferme dans des catégories rigides, le jeu permet des basculements de statut, des métamorphoses narratives et des issues non déterminées.
Exemple : un individu considéré comme “dangereux” dans un cadre institutionnel peut, à travers le jeu, être amené à incarner un rôle de protecteur, de stratège, ou de négociateur, changeant ainsi sa propre perception de lui-même et celle des autres.
4. Un outil expérimental contre la stigmatisation
Le rôle du jeu n’est pas simplement d’offrir un cadre d’évasion, mais d’ouvrir un espace où les interactions sociales peuvent être réinventées. Il s’inscrit dans la continuité des expérimentations sociales et narratives, où les individus peuvent :
1. Tester d’autres manières d’interagir avec leur environnement.
2. S’entraîner à la négociation et à la gestion de crise.
3. Développer des stratégies d’adaptation sociale qui échappent aux stéréotypes.
Dans un cadre institutionnel, ces dynamiques sont limitées par des rapports de pouvoir rigides. Le Fugitif propose au contraire une zone fluide, où les règles du jeu permettent un déplacement constant des rôles et des statuts.
5. Une alternative à la neutralisation des individus perçus comme dangereux
Si le droit pénal suisse tend à figer l’identité des individus dans des catégories rigides (criminel dangereux, détenu sous surveillance, radicalisé potentiel), Le Fugitif agit comme une interface de transformation, où la capacité d’agir est restituée aux joueurs.
Là où l’institution cherche à prévenir le danger en figeant les individus dans un statut prédéfini, le jeu propose au contraire de désamorcer le danger en multipliant les possibles narratifs. En créant des alternatives viables à la marginalisation, Le Fugitif s’oppose à l’approche punitive et sécuritaire par une logique de dynamique identitaire évolutive.
6. Conclusion : Un dispositif expérientiel pour repenser la prise en charge des individus marginalisés
Plutôt que d’être perçu uniquement comme un divertissement, Le Fugitif doit être compris comme une expérience immersive qui interroge les logiques de contrôle et de réinsertion sociale. Face aux dispositifs institutionnels qui réduisent les marges de manœuvre des individus sous surveillance, le jeu agit comme un outil expérimental de redéfinition identitaire.
À terme, on peut imaginer des déclinaisons du jeu dans des contextes spécifiques, où il servirait de support pédagogique ou thérapeutique pour des populations en situation de marginalisation, en leur offrant la possibilité de réécrire leur propre récit, là où la société tend à l’écrire pour eux.
En ce sens, Le Fugitif constitue bien plus qu’un simple jeu : il est un espace de simulation sociale, où se joue la possibilité même d’une transformation identitaire libérée des carcans sécuritaires.
Très bien rédigé. Toutes les parties concernées sont mentionnées. Cela mérite d'être lu par elles.
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