Le cœur de la démonstration de Garapon : l’impossibilité de produire un savoir scientifique sur la radicalisation

L’argument central de Garapon, dans sa conférence au Collège de France (2016-2017), repose sur une contradiction structurelle dans la manière dont l’État et les institutions tentent de comprendre et de gérer la radicalisation. Il met en lumière l’échec de la bureaucratie sécuritaire à produire un savoir véritablement opérationnel, en raison d’un manque fondamental : l’absence de profil type du radicalisé.


1. L’État repose sur la classification pour gérer les menaces


Garapon commence par rappeler que les États modernes fonctionnent sur une logique de rationalisation et de gestion des risques. L’outil principal de cette gestion, c’est la classification :

En matière de criminologie, les profils types existent : récidivistes, délinquants en col blanc, criminels sexuels, etc. Ces typologies permettent de prédire certains comportements et de mettre en place des politiques adaptées.

Dans la lutte contre le terrorisme, les services de renseignement cherchent à identifier des trajectoires de radicalisation en repérant des signes avant-coureurs.


L’idée sous-jacente est que l’État doit pouvoir anticiper pour intervenir avant que la menace ne se matérialise.


Mais dans le cas de la radicalisation, ce modèle ne fonctionne pas, et c’est là que la démonstration de Garapon prend toute sa force.


2. L’absence de profil type rend la classification impossible


Garapon montre que contrairement à la criminalité classique, il n’existe pas de schéma stable permettant de définir un radicalisé.

Pas de parcours unique : des jeunes de quartiers précaires, des convertis tardifs, des intellectuels bourgeois, des personnes instables… tous peuvent basculer, mais selon des trajectoires radicalement différentes.

Pas de déterminisme sociologique clair : la radicalisation ne touche pas uniquement les personnes précaires ou marginalisées, ce qui empêche toute corrélation fiable avec des facteurs socio-économiques.

Pas de processus linéaire : la bascule dans la radicalité peut être brutale ou progressive, solitaire ou en réseau, rendant toute modélisation prédictive hasardeuse.


Là où la criminologie fonctionne en créant des catégories prédictives, la radicalisation explose ces catégories, car chaque cas est unique et imprévisible.


3. Une bureaucratie condamnée à tourner à vide


Si l’État ne peut pas établir de profil type, alors il est incapable de produire un savoir scientifique exploitable sur la radicalisation. Cela entraîne un paradoxe bureaucratique :

1. L’État doit agir sur la radicalisation pour justifier son rôle sécuritaire, mais il ne peut pas le faire efficacement, faute de critères clairs.

2. Il se met alors à tout surveiller, tout le temps, dans un effort vain d’anticipation.

3. La surveillance devient un but en soi, et non plus un moyen d’identifier une menace réelle.


Ce phénomène entraîne une inflation de rapports, de dispositifs de veille, d’experts en radicalisation, sans que cela ne permette réellement d’agir.


En d’autres termes : plus l’État produit du savoir sur la radicalisation, plus il révèle qu’il ne sait rien, et plus il s’embourbe dans une bureaucratie inefficace qui tourne sur elle-même.


4. Pourquoi cette démonstration fonctionne-t-elle ?


La force de l’argumentation de Garapon repose sur un raisonnement logique implacable :

1. L’État a besoin de classifier pour fonctionner.

2. La radicalisation échappe à toute classification.

3. L’État produit alors un savoir bureaucratique qui ne débouche sur rien.

4. Plutôt que d’admettre cet échec, il multiplie les dispositifs de contrôle.

5. Ces dispositifs ne font que renforcer l’absurdité du système.


Son raisonnement fonctionne car il est basé sur une contradiction structurelle :

L’État ne peut pas ne rien faire, car cela reviendrait à admettre son impuissance.

Mais tout ce qu’il fait le mène à une impasse, car il ne produit que du contrôle sans finalité.


C’est ce cercle vicieux qui rend sa démonstration si percutante : il ne s’agit pas d’une critique idéologique, mais d’un constat froid sur la manière dont la bureaucratie se condamne elle-même à l’inefficacité.


5. Le Fugitif comme mise en application de ce paradoxe


Là où la radicalisation échappe aux classifications, Le Fugitif va encore plus loin en organisant sa propre insaisissabilité.

Il prend acte du fait que l’État est piégé dans son propre dispositif de surveillance vide.

Il l’oblige à surveiller un phénomène encore plus insaisissable que la radicalisation, car Le Fugitif n’est même pas une menace explicite.

Il force l’État à produire du savoir inutile, en multipliant les rapports et les analyses sur un jeu qu’il ne peut ni classer ni comprendre.


Là où Garapon décrit une dérive institutionnelle incontrôlée, Le Fugitif en fait une arme, retournant contre l’État son propre besoin de produire du contrôle.


Conclusion : un État condamné à surveiller l’insaisissable


La démonstration de Garapon fonctionne parce qu’elle révèle une faille fondamentale dans le fonctionnement des institutions modernes :

Elles doivent tout surveiller, même ce qu’elles ne comprennent pas.

Elles produisent un savoir bureaucratique qui se contredit lui-même.

Elles ne peuvent jamais stabiliser une vérité définitive, ce qui les condamne à une surveillance sans fin.


Ce qui n’était qu’une dérive bureaucratique avec la radicalisation devient une stratégie de jeu avec Le Fugitif :

L’État se met à produire du contrôle sur un objet qu’il ne peut même pas qualifier de menace.

Il s’oblige lui-même à jouer au jeu, simplement parce qu’il ne peut pas accepter de ne pas le comprendre.

Il entre dans une boucle infinie d’analyse, sans jamais pouvoir stabiliser une réponse.


C’est précisément ce que Garapon dénonçait : un État moderne qui se piège lui-même en poursuivant une menace insaisissable, et qui finit par s’épuiser dans une bureaucratie du vide.

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