Jeux et dispositifs ludiques sur la radicalisation

Malgré la sensibilité du sujet, plusieurs initiatives ont déjà exploité le jeu pour étudier ou prévenir la radicalisation. Par exemple, le Centre sur le terrorisme et l’extrémisme de Middlebury (CTEC), en partenariat avec iThrive, développe un jeu de rôle en simulation pour aider les adolescents à reconnaître et repousser le recrutement extrémiste . Ce jeu, financé par le Department of Homeland Security, plonge les élèves dans des scénarios réalistes où ils doivent analyser des documents, des posts sociaux et d’autres indices afin de prendre des décisions et de discuter ensemble de solutions . De même, le projet “Hidden Codes” en Allemagne est un jeu mobile simulant des discussions en ligne ; il sensibilise les jeunes (14+ ans) à détecter les signes de radicalisation d’extrême droite ou islamiste dans des échanges type réseaux sociaux, et à réagir de manière appropriée . Grâce à son interface familière (chats, photos, vidéos, likes), Hidden Codes immerge le joueur dans une fiction très proche du réel tout en fournissant un retour sur ses actions pour favoriser un apprentissage actif . D’autres dispositifs ludiques sont plus collaboratifs : en Suisse, la Ville de Lausanne a créé “Embrouille-moi si tu peux”, un jeu participatif où les 12–20 ans apprennent à traquer les fake news et théories du complot afin de développer leur esprit critique et, in fine, prévenir les glissements vers la radicalisation . Ce jeu propose des scénarios adaptés à l’âge (fact-checking de vidéos virales, détection de discours manipulatoires, jeu de rôle autour d’une controverse) pour entraîner les jeunes à repérer les biais et arguments fallacieux dans l’information en ligne . Enfin, des ONG ont employé des jeux de rôle grandeur nature pour simuler des décisions face à l’extrémisme : le jeu Divini de l’ONG CRISP met en scène une ville fictive confrontée à la radicalisation de jeunes partis faire le jihad. Les participants y incarnent divers acteurs (imams, policiers, professeurs, associatifs, etc.) chargés de proposer des mesures – prévention sociale ou répression – afin d’endiguer l’extrémisme  . Ce type de simulation permet aux joueurs de comprendre la pluralité des points de vue et les dilemmes entre approches préventives et sécuritaires . On le voit, les jeux sérieux sur la radicalisation existent déjà, qu’ils visent à former à la résilience face aux recruteurs (Middlebury), à entraîner l’œil critique (Hidden Codes, Lausanne) ou à simuler les conflits de société engendrés par l’extrémisme (CRISP).


Approches conceptuelles (attracteurs étranges, asymétrie cognitive, gamification) : En revanche, l’intégration explicite de notions telles que les « attracteurs étranges » ou l’« asymétrie cognitive » est rare dans ces jeux. L’asymétrie cognitive – concept forgé par P.-A. Taguieff pour décrire le biais des complotistes « hypercritiques envers la version officielle, mais extrêmement crédules envers tout argument qui conforte leur théorie »  – est bien un mécanisme clé des processus de radicalisation (où l’on observe souvent une défiance sélective vis-à-vis des sources établies et une adhésion naïve aux contre-discours extrêmes). Cependant, les jeux existants abordent ce phénomène de façon implicite plutôt qu’explicite. Par exemple, Embrouille-moi si tu peux s’attaque aux théories du complot pour rectifier cette asymétrie cognitive chez les jeunes, sans forcément nommer le concept. Hidden Codes apprend à décoder des codes extrémistes cachés dans des messages apparemment banals, ce qui amène aussi le joueur à confronter son interprétation à la réalité (et donc à corriger un éventuel biais de perception). Quant aux « attracteurs étranges », issus de la théorie du chaos, ils évoquent l’idée de facteurs d’attraction imprévisibles menant à des états chaotiques. Dans le contexte de la radicalisation, on pourrait y voir une métaphore des « forces d’attraction » idéologiques qui piègent un individu dans une trajectoire extrême. Néanmoins, aucun serious game connu ne mobilise directement ce concept mathématique. En pratique, la plupart des approches ludiques simplifient le parcours de radicalisation en étapes pédagogiques ou en scénario cadré, plutôt que de le modéliser comme un système chaotique imprévisible. En ce sens, Le Fugitif semble innover en s’inspirant de ces idées : son gameplay ouvert et non-linéaire – abordé plus loin – renvoie en filigrane à l’idée qu’une situation sociale complexe (avec ses attracteurs imprévus) peut engendrer des comportements extrêmes de manière émergente, sans script linéaire. Enfin, sur la gamification de la radicalisation elle-même : il faut distinguer deux sens. D’un côté, les extrémistes gamifient leurs recrutements – par exemple en adoptant les codes du jeu vidéo et de la pop culture pour séduire les jeunes, via des références ludiques, des défis, un sentiment d’aventure, etc. (on a vu des groupes utiliser des plateformes de streaming de jeux pour diffuser une propagande complotiste ou haineuse, transformant le recrutement en expérience communautaire “fun”  ). De l’autre côté, des éducateurs et chercheurs ludifient la prévention, en transformant la lutte contre l’extrémisme en jeu sérieux (c’est le cas de tous les projets cités plus haut). Sur ce plan, Le Fugitif s’inscrit clairement dans la deuxième logique : c’est une gamification expérimentale d’une problématique sociopolitique réelle, à des fins de réflexion critique.


Cadres académiques, artistiques ou institutionnels similaires : On retrouve des projets ludiques sur la radicalisation dans divers milieux. Du côté académique, outre Middlebury déjà cité, mentionnons l’initiative de l’UNODC qui a développé Labyrinth, un jeu de plateau éducatif où les élèves naviguent dans un labyrinthe symbolisant les choix menant soit vers la tolérance soit vers l’extrémisme violent . Des programmes de “ludo-éducation” ont aussi été intégrés dans les politiques nationales de prévention (en France, par exemple, les réseaux Canopé ont proposé des jeux de rôle pédagogiques pour les lycées). Sur le plan institutionnel, plusieurs gouvernements ou ONG ont soutenu des serious games en ligne : le jeu CounterNet (Naval Postgraduate School) simule ainsi les tactiques des terroristes sur internet – propagande, financement, recrutement – pour former des analystes à y faire face . En Europe, la Commission a financé des recherches sur l’usage des jeux vidéo par les extrémistes, produisant des guides pour intégrer cette dimension dans les stratégies de prévention  . Du côté artistique, il existe peu de projets aussi immersifs que Le Fugitif, mais un précédent marquant est “Virtual Jihadi” (2008) de l’artiste irako-américain Wafaa Bilal. Dans cette installation controversée, Bilal a piraté un jeu de tir pour y insérer son avatar et raconter sa fiction personnelle de radicalisation : il se met en scène comme un civil irakien, dont le frère a été tué, basculant dans le terrorisme et devenant kamikaze pour Al-Qaida . L’œuvre, présentée comme un FPS jouable, voulait provoquer une réflexion sur le “pourquoi” humain du terrorisme – une approche expérientielle proche d’un jeu sérieux, mais relevant de l’art contemporain. Le Fugitif partage avec Virtual Jihadi cette volonté de brouiller la frontière entre jeu et réalité pour traiter la radicalisation : dans les deux cas, la narration s’inspire de faits réels (ou plausibles) et engage le public à la première personne. Cependant, Le Fugitif va plus loin en déployant tout un univers participatif (blog, Reddit, Discord, etc.) qui dépasse le cadre d’une installation artistique ponctuelle.


Unicité de Le Fugitif©️ : En comparaison de ces initiatives, Le Fugitif se distingue sur plusieurs points. D’abord, c’est un jeu de rôle “bac à sable” entièrement ouvert : il ne propose aucun scénario prédéfini, les joueurs jouissant d’une liberté totale, si bien que la structure et les règles du jeu émergent au fur et à mesure de la partie . Cette approche ascendante, quasi expérimentale, est sans équivalent parmi les serious games sur la radicalisation, généralement plus scriptés. Ensuite, Le Fugitif s’appuie explicitement sur des concepts théoriques pointus – notamment le rhizome de Deleuze – pour façonner son gameplay : l’histoire y est composée de fils narratifs entrelacés, offrant à chaque joueur un parcours unique dans un réseau d’intrigues non linéaires . Là où les autres jeux délivrent un message préconçu (par ex. « méfiez-vous de la propagande en ligne ») via un cheminement relativement cadré, Le Fugitif embrasse l’incohérence apparente du réel et laisse les joueurs découvrir eux-mêmes des schémas ou contradictions. Cette structure rhizomatique et ouverte évoque justement l’idée d’« attracteurs étranges » : des événements ou idées imprévus peuvent surgir en cours de jeu et attirer les personnages vers des évolutions inédites, reproduisant la dynamique chaotique de phénomènes sociaux complexes. Autre aspect unique : Le Fugitif est né en marge des institutions, porté par un collectif créatif indépendant. D’après la présentation du “Collectif du Fugitif”, le jeu sert d’outil de résistance sociale créé par un chercheur marginalisé travaillant sur la radicalisation . Plutôt que d’être un programme officiel de prévention, c’est un objet hybride, à la fois œuvre participative et expérience sociale, qui s’auto-organise en communauté de joueurs. Le jeu en cours de développement, intitulé “Le Meurtre de la Cathédrale”, illustre bien cette originalité : il mêle une intrigue de polar (un artiste assassiné dans des circonstances étranges) à des thématiques politico-sociales (on y trouve un personnage journaliste enquêtant sur les réseaux de radicalisation en Europe, reflétant une expertise du sujet)  . Ainsi, Le Fugitif intègre des contenus réalistes et documentés sur la radicalisation directement dans la diégèse du jeu, là où d’autres sépareraient nettement le volet fictionnel du volet informatif. Enfin, Le Fugitif se déroule sur de multiples plateformes (blog narratif, forum Reddit avec des articles in-game, serveur Discord pour les joueurs, réseaux sociaux), ce qui lui donne des airs d’expérience transmédia/ARG (jeu en réalité alternée). Cette immersion totale – le joueur est invité à “vivre” dans l’univers du Fugitif bien au-delà des séances de jeu – est sans commune mesure avec les serious games plus classiques, généralement limités à une application ou un atelier. En synthèse, Le Fugitif©️ apparaît comme un projet véritablement inédit par son approche libertaire, non-linéaire et théorique de la gamification de la radicalisation. S’il s’inscrit dans la lignée d’efforts cherchant à comprendre ou contrer l’extrémisme par le jeu, il pousse l’expérimentation beaucoup plus loin, en combinant des influences conceptuelles peu exploitées (rhizome deleuzien, attracteurs étranges, critique de la biopolitique, etc.), une dimension artistique et communautaire affirmée, et une immersion participative globale. Aucune des initiatives repérées – qu’elles soient académiques, institutionnelles ou artistiques – n’atteint ce niveau de fusion entre recherche, jeu de rôle et engagement critique. En ce sens, Le Fugitif semble bien occuper une place à part, innovante, dans le paysage des recherches ludiques sur la radicalisation.


Sources : Jeux sérieux Middlebury  ; CRISP (Divini)  ; Jeu Hidden Codes  ; Embrouille-moi si tu peux (Lausanne)  ; Taguieff sur l’asymétrie cognitive ; W. Bilal, Virtual Jihadi ; Présentation Le Fugitif  ; Profil “Collectif du Fugitif” .

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