Deleuze et Maffesoli

 Absence de référence explicite dans les œuvres de Deleuze : Après examen des ouvrages, conférences et interviews disponibles de Gilles Deleuze, aucune mention directe de Michel Maffesoli n’a été trouvée. Deleuze ne cite pas Maffesoli dans ses livres ou correspondances publiés. Cela s’explique en partie par le contexte chronologique et disciplinaire : Maffesoli, sociologue de la postmodernité connu pour Le Temps des tribus (1988) , émerge surtout dans les années 1980 comme penseur du tribalisme et de la raison sensible en sociologie . Deleuze (1925-1995), de son côté, dialoguait principalement avec des philosophes, écrivains ou théoriciens déjà établis (Nietzsche, Bergson, Foucault, etc.) et avait achevé l’essentiel de son œuvre conceptuelle au moment où les travaux de Maffesoli gagnaient en visibilité. Aucune trace d’une référence explicite à Maffesoli n’apparaît donc dans les index de noms ou les transcriptions connues des séminaires de Deleuze. En résumé, il n’existe pas de citation identifiable où Deleuze évoque directement Michel Maffesoli dans ses écrits ou entretiens publiés.


Recoupements conceptuels et influences indirectes :  Malgré l’absence de référence directe, on peut repérer quelques convergences thématiques entre la pensée deleuzienne et celle de Maffesoli – suggérant des influences intellectuelles diffuses ou des préoccupations communes :

Nomadisme et espace – Mobilité vs. sédentarité. Maffesoli décrit un « retour du nomadisme » dans la société postmoderne : à la fin du XX^e siècle, face à la rigidité planificatrice de l’État-nation moderne, ressurgit le besoin d’errance et de mouvement. Il note que l’engrenage social moderne s’est enrayé et qu’« ainsi nous assistons au retour du nomadisme » dans tous les domaines (travail, consommation, voyages, idéologie…), phénomène lié au déclin de l’État-nation et des grandes idéologies . Pour Maffesoli, l’homme postmoderne recherche un « enracinement dynamique » : un ancrage territorial flexible qui lui permette de rester mobile et ouvert au changement, par opposition à la sédentarité figée de l’ère précédente . Deleuze et Guattari, de leur côté, mobilisent la figure conceptuelle du « nomade » pour penser une force critique hors de l’État. Dans Mille Plateaux ils opposent la « machine de guerre » nomade – toujours extérieure et menaçante pour l’appareil du Pouvoir d’État – à la structure sédentaire de ce dernier . Le Traité de nomadologie définit les guerriers-nomades comme venant « du dehors » pour contester l’autorité centralisée . Deleuze parle d’une science « nomade » qui infiltre et sape les codes de la science « royale » étatique . Il oppose ainsi un espace lisse (nomade, fluide, non balisé par les structures de pouvoir) à l’espace strié de la société organisée . En termes deleuziens, « la machine de guerre, dans sa forme pure, est extérieure à l’appareil d’État » – elle relève d’une logique rhizomatique de la meute nomade par opposition à la logique arborescente et hiérarchique du pouvoir central . Maffesoli et Deleuze critiquent donc tous deux la fixation territoriale et normative de la modernité, en valorisant des formes de mobilité, de parcours et de spatialité alternatives (errance tribale chez l’un, espace lisse nomade chez l’autre).

Tribus postmodernes vs. multiplicités nomades – Communautés affinitaires et liens sociaux fluides. Michel Maffesoli a popularisé l’idée de « tribus » postmodernes : de petits groupes informels soudés par des affinités électives, des goûts et un style de vie commun, qui prolifèrent au sein des masses anonymes. Plutôt que des individus isolés, la société contemporaine voit se former une mosaïque de micro-groupes sensoriels et émotifs . Maffesoli insiste que ces tribus entretiennent une puissance (puissance sociale) fondée sur l’émotion et le sentiment d’appartenance, par opposition au pouvoir institutionnel centralisé (puissance vs. pouvoir) . Il y a là un paradoxe politique : la montée des tribus (puissances diffuses) crée une crise pour les formes traditionnelles de pouvoir et de représentation . Deleuze n’emploie pas le terme de tribu, mais sa philosophie des groupes présente des analogies. Dans Capitalisme et Schizophrénie, Deleuze et Guattari valorisent les agrégats informels et « minoritaires » en lutte contre les structures majoritaires. Ils évoquent par exemple la meute animale comme modèle de multiplicité:* « des meutes, des bandes, des populations, des communautés microcosmiques inventent de nouvelles relations » (notion implicite dans leur concept de “rhizome”). La meute ou le collectif nomade chez Deleuze obéit à une logique rhizomatique (sans centre fixe, tissant des connexions multiples) plutôt qu’à une organisation hiérarchique . Cette conception rejoint l’idée que le lien social peut se recomposer de façon horizontale et spontanée, en dehors des structures établies. Autrement dit, ce que Maffesoli décrit sociologiquement comme des tribus soudées par un lien affectif, Deleuze le traite philosophiquement en termes de multiplicités libérées des identités fixes. Dans les deux cas, l’accent est mis sur de nouvelles formes de sociabilité immanentes : réseaux affinitaires, communautés éphémères, collectifs nomades capables de se former et se dissoudre en échappant partiellement au contrôle de l’État ou aux codes dominants .

Immanence vitale et imaginaire dionysien – Affirmation de la vie, transgression et « réenchantement ».  Un autre point de convergence est l’importance accordée aux forces vitales immanentes et au retour du Dionysien (le principe de fête, de chaos créateur). Maffesoli développe une perspective ouvertement vitaliste sur le social : il parle d’un logos qui valorise la raison sensible et le vécu quotidien, où la vie (y compris celle des communautés) possède une valeur en soi . Ses analyses soulignent « l’expression d’un vitalisme puissant » à l’œuvre dans la société, une énergie de la vie collective en attente de traduction . Dans L’Ombre de Dionysos notamment, il montre la résurgence d’une force dionysiaque – faite d’instincts turbulents, de transgression sociale et d’excès festif – qui vient périodiquement « rompre l’ordre établi » et peut engendrer de nouvelles formes de lien social . Cette vision d’un désir collectif de démesure ou d’« orgie » fait écho au refus deleuzien des carcans apolliniens : Deleuze, influencé par Nietzsche, valorise lui aussi le Dionysos comme symbole de la création par le chaos et de l’affirmation joyeuse de la vie contre les forces répressives. D’ailleurs, le Traité de nomadologie se présente comme un essai « inspiré par Nietzsche » . Deleuze et Guattari y esquissent une éthique de la transgression créatrice – « une éthique de devenir-imperceptible » – qui a un caractère foncièrement résistant et anarchique . Ils encouragent une invention continue de nouvelles voies (“lignes de fuite”) échappant aux systèmes établis, ce qui rejoint l’esprit de liberté et de dérèglement célébré par Maffesoli. Notons que Maffesoli lui-même se réclame d’une tradition libertaire et anti-dogmatique (“anarchiste” au sens épistémologique), dans la lignée du « anything goes » de Paul Feyerabend . En ce sens, les deux partagent une critique des grands récits rationnels et une préférence pour l’immanence du vécu, la spontanéité du désir collectif et le foisonnement des expériences. On peut voir là une convergence indirecte : sans se référer l’un à l’autre, Deleuze comme Maffesoli participent à réhabiliter le primat de la Vie, de l’imaginaire et du lien immédiat face aux abstractions froides de la modernité .


En conclusion, bien que Gilles Deleuze ne mentionne pas explicitement Michel Maffesoli dans ses textes, leurs travaux présentent des affinités thématiques notables. Tous deux, chacun dans son registre (philosophie métaphysique pour Deleuze, sociologie postmoderne pour Maffesoli), s’attachent à repenser la société au-delà des structures fixes de la modernité. L’idée d’une errance nomade libératrice, l’émergence de communautés affinitaires défiant l’ordre établi, et l’accent mis sur une force vitale immanente animant le social, sont autant de points où leurs perspectives se font écho – sans qu’il y ait pour autant influence directe avérée. Ces recoupements suggèrent plus un air du temps intellectuel commun (influence de Nietzsche, rejet des totalisations, goût pour l’immanence et le multiple) qu’un dialogue explicite entre les deux auteurs. En somme, Deleuze et Maffesoli convergent par endroits conceptuellement, même si l’on ne trouve pas de trace d’une référence directe de l’un à l’autre dans leurs corpus respectifs.


Sources : Les références citées ci-dessus comprennent des extraits des textes de Maffesoli (ou de commentaires sur ses ouvrages) et des analyses de la philosophie de Deleuze, afin d’étayer les comparaisons : elles figurent entre crochets dans le texte (par ex. renvoie à la source correspondante). Toutes attestent des idées mentionnées et permettent de vérifier l’absence de citation directe de Maffesoli par Deleuze ainsi que les parallèles conceptuels discutés. Les principaux travaux consultés incluent Le Temps des tribus de Maffesoli , Du nomadisme , des analyses du Traité de nomadologie de Deleuze et Guattari , ainsi que des articles académiques sur la raison sensible et le vitalisme maffesolien , entre autres. Chaque citation fournit le contexte nécessaire pour établir soit l’absence de lien explicite, soit la similitude de fond entre les deux penseurs.


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