LA NANOTECHNOLOGIE DE DIEU
« L’écriture,
dont les lettres seraient réalisées avec des particules élémentaires,
permettrait ainsi de stocker et d’enregistrer tout ce qu’il est possible de
composer avec notre alphabet dans un cube d’un dixième de millimètre. »
Jean-Clet
Martin, Plurivers. Essai sur la fin du
monde, Paris : PUF, 2010, p.124.
INTRODUCTION
Si nous connaissons surtout la théologie
politique comme une justification scientifique de la politique, force est de
constater qu’une version plus subtile travaille en fond cette théologie politique
vers un retour inattendu à la religion. Cette version de la théologie qui sape
les fondements séculiers de la théologie politique, nous l’appellerons « la
nanotechnologie de Dieu ». Afin de la saisir pleinement, nous suivrons de
très près l’argumentation que développe le philosophe Jean-Clet Martin dans Plurivers. Essai sur la fin du monde
(2010).
En effet, dans ce livre, le philosophe français développe à partir des nouvelles
technologies une idée de la science qui la confond avec une théologie politique
opposée à celle de Spinoza. Ce retournement de l’idée d’un Dieu qui ferait un avec la Nature en une multitude de
Dieux, Jean-Clet Martin l’opère à travers trois thèmes principalement : 1)
le monde (un/pluriel) ; 2) la ville (physique/numérique) ; et 3) le
corps (politique/apolitique). Ces trois thèmes, par commodité, constitueront les
trois parties de cet article.
I
Le monde est-il un ou pluriel ? En
donnant un sous-titre à son livre, « Essai sur la fin du monde », Jean-Clet
Martin y répond directement : le monde un
tel que nous l’avons connu n’existe plus. Nous ne pouvons plus parler de l’unité du monde. Nous devons, au
contraire, parler d’une pluralité des mondes, voire, à la manière de Leibniz,
d’une compossibilité des mondes infinie (simultanéité). Cette révolution est
liée à la Révolution numérique, qui bouleverse notre vision des choses, celle
du mécanisme géométrique. En effet, longtemps nous avons pensé que Dieu se
confond avec la Nature (Deus sive Natura)
et que notre tâche est de déchiffrer le monde pour comprendre Dieu (Spinoza). C’est
pourquoi Jean-Clet Martin dit :
L’universel
comprend ici le principe d’un monde sans faille, un parti pris fondé sur la
conviction d’un réel homogène qu’on appelle univers,
univers uni, partout déployé selon des règles identiques, communes à Dieu en
même temps qu’à l’entendement des hommes. Les lois globales d’après lesquelles
le monde pourra se décrire se calqueront donc sur celles de la Providence
divine en suivant ainsi les arcanes de la Création.[1]
Le présupposé qui était remis en question
avec la Révolution numérique était la continuité de l’espace qui, avec le
numérique, n’est plus. Parce que le numérique fragmente la réalité en unité
multiple qui ne se laisse jamais saisir, l’infinitésimal. Nous comprenons alors
que l’infinitésimal est l’élément nécessaire pour une conception d’une
pluralité des mondes compossible. Cet élément chez Leibniz est Dieu :
« Quand Dieu calcule, le monde se fait » (Dum Deus calculat mundus fit). Cette idée fait dire à Jean-Clet
Martin que la « croyance au monde est inféodée au modèle d’une Création, création qui suit un ordre,
l’orchestration d’une partition intégrale dont on retrouve encore des notes
chez Leibniz ou Spinoza. Même si ce dernier n’est pas du tout créationniste, il
ne s’en réfère pas moins à une Nature unique
et sans faille. C’est cet univers
qui, désormais, semble se dissoudre dans l’hétérogène. »[2]
En effet, avec Spinoza, Dieu, c’est-à-dire la pensée (qui se confond avec le
monde, l’étendue), est de toute éternité. En tant que telle, il échappe au
temps ; et l’infinité de l’espace, ou l’infinité des attributs, le définit.
C’est pourquoi, pensée ou étendue, Spinoza dit de Dieu qu’Il est : « Deus sive Natura », Dieu ou la
Nature. Etant donné que Dieu est pour lui pensée, le travail de la raison qui
caractérise sa théologie politique (Tractatus
theologico-politicus, 1670), l’amène à confondre délibérément la religion
et la politique, c’est-à-dire à achever selon lui le travail conceptuel amorcé
par les théologies juive et chrétienne, en les amenant à comprendre Dieu par la
Raison. Par « Raison », il faut comprendre Dieu comme une idée
positive, la Nature. Car, plus on parvient à expliquer la Nature par la Raison,
mieux on comprend Dieu. C’est pourquoi la Raison chez Spinoza repose sur le
rapport de causalité, la nécessité, et que l’Être est pour lui un Moi social
qui nécessite un homme pour l’incarner, le Souverain :
Voilà
donc, sans contradiction avec le droit naturel, une façon possible de former
une société et de faire que tout pacte soit toujours conservé avec la plus
grande fidélité : on y parviendra si chacun transfère toute la puissance
qu’il détient à la société qui conservera donc seule un droit souverain de
nature sur toutes choses, c’est-à-dire un pouvoir souverain auquel chacun sera
tenu d’obéir, librement ou par crainte du dernier supplice. Le droit d’une
société de ce genre, c’est ce qu’on appelle démocratie, qu’on définit donc
comme l’assemblée universelle des hommes détenant collégialement un droit
souverain sur tout ce qui est en sa puissance. Il s’ensuit que le Souverain
n’est tenu par aucune loi, mais que tous doivent lui obéir en toutes
choses : car c’est bien à cela que tous ont dû s’engager, tacitement ou
expréssement, lorsqu’ils lui ont transféré toute leur puissance de se défendre,
c’est-à-dire tout leur droit.[3]
Or, comme nous le verrons, Jean-Clet
Martin, à l’instar de William James, pense que tout est relation et qu’il n’y aurait plus de centre, puisque tout serait
extérieur aux termes, c’est-à-dire que tout échapperait à la tentative de
définir les choses en soi. Mais, en pensant de la sorte, Jean-Clet Martin ne fait
que prolonger le geste de Spinoza, qui est de subsumer la politique à la
Raison. Pourquoi ? Parce qu’en ne posant pas de limites à un territoire
quelconque, Jean-Clet Martin pense la République avec l’Empire, à savoir un
empire sans limites qui verrait l’homme se métamorphoser à travers son
expansion intergalactique :
On
a beau perdre le centre – comme la Terre qui ne se voit plus en pivot de
l’univers –, il sera toujours possible de créer un concept détachant l’axe de
tout lieu à l’instar du point 0 ou encore d’une droite abstraite, délocalisée,
qui ne s’arrête nulle part. Moyennant ce repérage inédit de la raison
classique, l’infini n’empêche pas ce monde de rester fondamentalement une nature, même à supposer avec Spinoza
qu’elle compose une infinité d’attributs et qu’en elle convergent des ordres
d’infini aussi différents que la pensée et l’étendue.[4]
Il est cependant étrange de constater,
malgré cette affiliation avouée à la philosophie de Spinoza, et spécialement à
sa conception du conatus, que Jean-Clet
Martin puisse encore associer le nom de Leibniz à une vision des choses
principalement fondée sur le corps, la chose étendue, étant donné que Leibniz
ne pouvait penser que tout est relation,
puisque sa métaphysique a cherché à démontrer que l’étendue et ses modes ne suffisent
pas à expliquer le phénomène des corps (Discours
de métaphysique, 1686, art. XVIII). C’est pourquoi Leibniz eut recours à la
perception comme expression (mv2),
car l’expression est un phénomène de l’intention, qui se trouve dans la chose
en soi, la monade. En effet, si le monde se réduisait à l’étendue uniquement et
l’individu à un mode de Dieu, rien n’expliquerait que le corps, étant donné la
divisibilité infinie de l’étendue, puisse former une unité, si l’on s’en tenait
avec Spinoza à la méthode géométrique (mv).
Par contre, si l’on pense avec Leibniz que l’espace est un champ de forces, « [l]oin
du monde pacifié des Grecs qui l’englobaient d’une limite et d’un contour
protecteur, le monde apparaît déjà comme une limite d’infinis dont
l’articulation est cependant pensable par des suites numériques ou des
affinités auxquelles la musique baroque ouvre ses harmoniques, si ce n’est la
physique d’un Newton découvrant entre une courbe et une droite des points de
convergence infiniment petits »[5].
D’où la distinction que Jean-Clet Martin fera plus loin entre la multiplicité
et la multitude et qui implique une conception du conatus qui n’est plus celle de la nature humaine mais celle du
monstrueux et que l’on pourrait confondre avec l’« appétition » chez
Leibniz ou encore la « volonté de puissance » chez Nietzsche.
Il y a cependant un problème : en se
fondant sur James et Bergson, principalement, pour montrer comment la
micro-informatique en vient à redéfinir la monade, Jean-Clet Martin n’élucide
pas le rapport entre le réalisme et le panpsychisme que l’on trouve chez ces
deux philosophes. En effet, le rapport qu’ont entretenu William James et Henri
Bergson ne peut faire l’économie d’une analyse, parce que c’est là justement que
le basculement qu’opère Jean-Clet Martin de l’univers au plurivers, en
évoquant Hegel, pèche dans le raisonnement.
C’est que la méthode que prône le pragmatisme
repose sur la continuité, la continuité des rapports causaux que des
philosophes comme Peirce et Dewey souhaitaient transposer dans les sciences
humaines et en tout premier lieu en philosophie. Nous comprenons alors que la
volonté de rendre scientifiques les sciences sociales allait de pair avec une
fascination pour le progrès technique. Car l’idée sous-jacente à un tel
développement parallèle des sciences de la matière et des sciences de l’esprit
était l’élimination de la conception kantienne de la conscience, qui, selon
eux, était au fondement du libéralisme politique et économique.
Dès lors, le programme qu’ils
souhaitaient promouvoir en lieu et place de l’ego transcendantal de Kant était liée à l’idée d’un Moi social ou
ce que Dewey appelait le public. James plus religieux que ce dernier favorisa
dans ces Varieties of Religious
Experience (1902) un spiritualisme qui plut d’emblée à Bergson et qui
consistait en l’hypothèse d’une âme du monde. C’est ainsi que le pragmatisme
combiné à ce qui deviendra quelques années plus tard l’empirisme radical
conjoignait paradoxalement un réalisme qui inspira Bertrand Russell et un
panpsychisme qui, lui, inspira Charles Augustus Strong.
On sait cependant que William James était
en lutte contre les néo-hégéliens anglo-saxons (Josiah Royce, Francis Herbert
Bradley, J. M. E. McTaggart, etc.) et que son ouvrage Essays in Radical Empiricism (1912) constitue un recueil d’articles
de réponses et d’attaques à l’encontre de ces derniers. C’est pourquoi il est
tout à fait étrange qu’un monde pluriel ou, pour reprendre le titre d’un de ses
ouvrages, « A Pluralistic Universe »
puisse se combiner, comme en négatif[6],
avec l’hégélianisme développé par ces philosophes anglo-saxons. Pourtant rien
de plus vrai que cette complète harmonie entre le développement d’un Etat
mondial (l’ONU) et le parcours erratique des individus dans le monde (les
réfugiers, les migrants économiques, les étudiants et les aventuriers de toutes
sortes). Peut-on dès lors continuer à parler avec William James d’un univers multiple, qui pourrait se
confondre chez lui avec l’Esprit de Hegel, puisque nous avons évoqué un Etat
mondial qui semble parfaitement s’accorder chez lui avec la multiplicité des
parcours qu’il privilégiait ?
En s’appuyant sur Matière et mémoire (1896) de Bergson, Jean-Clet Martin semble s’opposer
à cette idée. Pour lui, la matière fragmentée, éclatée, ne permet plus une
conception unie de l’Esprit, du monde ou des nations. C’est pourquoi, malgré la
construction d’un Etat mondial, il peut sembler curieux que les Etats-nations, toujours
plus soucieux de leur souveraineté, cherchent à aborder Internet comme un monde, un cyberespace continu et
homogène, où tout serait contrôlable, si tant est que l’Etat s’en donne les
moyens. C’est une erreur selon lui, étant donné que le cyberespace ouvre sur
une pluralité des mondes et non sur un
monde. C’est pourquoi il dit :
L’Esprit
traqué par Hegel – et qui est l’esprit de la modernité ou crise – est sans
aucun monde solidement amarré, en quête d’une substance encore inqualifiable,
placée bien loin de la protection d’une géométrie universelle. La substance que
l’Esprit tente d’infiltrer se démultiplie en une variété de dimensions qui ne
convergent plus, et le monde lui-même dispersé en dehors de tout univers, saisi par la physique comme plurivers, un multivers de plus en plus affolant. C’est ce monde sans monde, cet immonde qui nous semble marquer un temps,
voire une figure qui n’appartient plus en rien à la modernité pour caractériser
plutôt l’espace défragmenté du contemporain.[7]
À cette impossibilité d’une unité
politique, que Hegel cherchait dans l’unité d’un monde, nous devons comprendre pourquoi la volonté d’unifier le
monde, à travers la technologie, implique nécessairement un travail de sape,
constant, permanent, de certains individus, que l’on ne peut saisir, ni
prévenir. C’est que l’expansion de
l’homme, comme nous le verrons, va de pair avec l’extension de la monade, qui plonge dans l’infiniment petit, alors
que la première tend vers l’infiniment grand. C’est la raison pour laquelle,
comme le dit très bien Jean-Marie Guyau :
L’intérêt
social, ayant pour lui le nombre, aura pour lui la force : c’est évident.
Oui ; mais d’autre part l’intérêt individuel aura pour lui la ruse, et,
quoique inférieur en force, il restera peut-être supérieur en souplesse et en
agilité. L’individu en lutte contre la société ressemblera à ces nains que les
fables antiques représentent combattant contre des géants : s’il ne peut
pas la vaincre, il pourra souvent lui échapper. Elle est si grande et lui si
petit, qu’elle ne sait parfois comment le saisir, et ses mille bras ne
rencontrent que le vide. La lutte restera donc possible entre l’individu et la
société, et l’issue en sera incertaine. La société a trop à défendre pour
pouvoir parer tous les coups et punir toutes les blessures. Si perfectionné que
soit le mécanisme de la défense, si rapide que soit l’alarme donnée et communiquée
par l’électricité d’un bout à l’autre du corps social, on peut prévoir qu’il
sera toujours matériellement possible au coupable de se dérober. Ajoutons que
les moyens employés par la société pour se défendre peuvent être employés
contre elle par le coupable même : ainsi le télégraphe, les chemins de
fer, la plupart des inventions, faites ou à faire, qui facilitent la poursuite,
facilitent aussi la fuite. Enfin, quand même cette guerre de la force d’un seul
contre la force de tous deviendrait de plus en plus difficile à soutenir, il
serait peu probable que la force seule pût jamais la terminer.[8]
II
Que se passe-t-il, en effet, quand la
ville physique devient numérique ou, comme on le dit parfois, intelligente ? « L’infini moderne [de Spinoza], nous dit
Jean-Clet Martin, cède alors le pas au chaos
[leibnizien] de notre siècle déboussolé. À la jointure de tous les temps, dans
la bifurcation de ses labyrinthes, le contemporain est le nom des mondes qui se
superposent mis en dehors les uns des autres, parcourus par des outsiders qui seront comme des héros de
la science-fiction devant des matières dont la mémoire ouvre des nanomondes
immenses au sein des villes et d’appartements de plus en plus rétrécis. »[9]
Du moment que la technologie devient de cette manière le support matériel d’une
expression (moléculaire), ou d’une mémoire (molaire), c’est l’univers mental qui
s’ouvre un nouvel espace, le cyberespace. Les lois qui régissaient alors le
monde physique, l’étendue, sont ici caduques, car dans ce nouvel espace ce sont
les lois de l’imagination, qui prennent le relais. Et ces lois, contre toute
attente, sont dites acausales, parce
que l’ensemble des êtres qui y forment « système » sont sans aucune
interaction physique apparente. C’est pourquoi ils échappent à la pensée du Dieu de Spinoza, malgré l’infinité des ses
attributs, au profit de ce que Leibniz appelle des monades. Il va sans dire
qu’en associant le système de Leibniz à une logique acausale, nous nous
séparons d’un Louis Couturat ou d’un Bertrand Russell qui voyaient dans le système
de Leibniz une logique au sens strict, c’est-à-dire une logique que Kant
qualifiait de « générale ».
On ne peut toutefois reléguer la logique
causale aux oubliettes, étant donné que le cyberespace demeure constitué de
composants matériels tout aussi réels que le virtuel qu’il incarne. C’est
pourquoi cette logique finalement reste et restera la logique des ingénieurs. Ce
qu’il s’agit de comprendre, cependant, c’est que l’avènement du cyberespace
implique deux logiques contraires : une logique molaire, à la fois réaliste
et panpsychique (où le virtuel serait comme le pendant naturel du réel) et une logique moléculaire, faite de « lignes
de fuite » (Deleuze) et de possibilités inédites pour des criminels d’échapper à la société et aux
autorités.
Avec le cyberespace, en effet, le monde est
comme tiraillé entre deux logiques contraires mais complémentaires : l’expansion de l’homme (logique molaire)
et l’extension de la monade (logique
moléculaire) ; c’est-à-dire que la première nécessite un Etat mondial qui,
avec l’ONU, centralise peu à peu
toutes les juridictions, tandis que la seconde déracine toujours plus les
individus d’un territoire donné. Le résultat est que la solidification d’un
Etat mondial (ou sa réalité juridique concrète) va de pair avec des individus toujours
plus insaisissables ; la question pour nous est de savoir si nous avons
affaire à des flux ou à des points qui deviennent des lignes,
c’est-à-dire des lignes de fuite ?
C’est à cette question justement que le
roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451
(1953), répond. Le protagoniste, Guy Montag, est un pompier dont la mission est
de brûler quasiment tous les livres qu’il trouve, ceux-ci ayant été interdits
par les autorités. Mais, ayant eu un jour la curiosité d’en ouvrir un, il prit
conscience du mensonge dans lequel il vivait : le bonheur que la société
lui vendait comme de la poudre à lessive. Son comportement devenant de plus en
plus bizarre, puisque procédant d’une réflexion personnelle, il se fit finalement
dénoncé par ses proches pour avoir subtilisé des livres et devint aux yeux de
la société un « criminel ». Traqué par un limier-robot infaillible, il
n’eut d’autre solution que de fuire. Dans sa fuite, cependant, Montag eut le
bonheur, le vrai, de rencontrer des marginaux qui, chacun, avaient mémorisé un
livre. Et c’est à travers leur fréquentation, à l’écart des villes, qu’il se
rendit compte de l’importance de l’imagination pour la réflexion et pour son
développement personnel.
Le roman de Ray Bradbury cherche en fait
à montrer, à travers « la prohibition des livres », que l’imagination,
qui sous-tend la pensée, en stimulant la réflexion, constituera toujours une
subversion, ou une critique, contre laquelle un système totalitaire cherchera à
se prémunir ; c’est pourquoi la lecture,
dans le sens où elle constitue une « technique de soi » (Foucault), c’est-à-dire
une stratégie de résistance, à l’impératif social-catégorique d’assimilation et
d’homogénéisation de la société, est la meilleure manière pour un individu de
résister à une société qui tend à s’ériger en absolu (Moi social). C’est
pourquoi la critique, en amenant les individus à prendre conscience d’eux-mêmes
en tant qu’individus (Moi authentique) ne peuvent que déranger une société,
qui, dans une phase accrue d’autonomie technico-technique, se fonde sur un
système logique autosuffisant, à savoir la systémique. Une vision moins
pessimiste, cependant, de l’évolution technique de la société peut soutenir une
conception de l’ère numérique comme une chance inouïe pour l’homme de
transcender l’humanité à travers des machines. C’est la vision que soutient
Ridley Scott avec Blade Runner (1982),
un film dans lequel des androïdes, appelés répliquants, se découvrent plus humains que les humains et qui,
pour cela, sont traqués par des unités d’élite de la police, nommées Blade Runners. Le film de Ridley Scott,
comme l’essai de Jean-Clet Martin, interroge la « nature humaine ». Cette
réflexion sur la nature humaine nous donnera l’occasion d’opposer le répliquant
de Blade Runner à la soif de lire[10]
de Guy Montag, la cybernétique à la « technique de soi » (Foucault), le
plus humain des humains au plus humain que les humains et,
finalement, le Moi authentique au Moi social.
Pour commencer, nous prenons d’abord la
dernière opposition : le Moi social contre le Moi authentique. Celle-ci,
comme nous le verrons, est la porte d’entrée royale pour notre problématique, à
savoir le dépassement d’une ancienne théologie politique vers une nouvelle. En
effet, comme nous l’avons vu plus haut, Henri Bergson et William James ont en
commun d’avoir développé une philosophie qui permet et le panpsychisme et le
réalisme, c’est-à-dire que leur réflexion sur la matière et la mémoire présente
une forme de dualisme qui permet l’existence simultanée de ces deux dimensions et
qui, au final, loin de légitimer la réalité de l’Esprit (monisme), en démontre
l’illusion. Pour Jean-Clet Martin, cette illusion s’illustre très bien avec New
York, car New York symbolise chez les Américains à la fois l’idée de la domination de la nature, celle qui voit
la nature agir sur l’homme et en retour l’homme agir sur la nature, et la
complète inconsistance de cette
domination à travers l’immatérialité du reflet du monde sur les tours de verre
de Manhattan :
Que
l’architecture de la pensée américaine soit redevable à la Science de la logique de Hegel peut se laisser conduire plus avant,
jusqu’à l’élévation du monde qui est le sien dans l’aberration de ses immeubles
et de ses buildings, issus de l’esprit tout autant que de la matière, du sujet
autant que de sa substance si inédite, si dématérialisée par le verre et la
transparence de ses reflets.[11]
Il faut dire ici que le verre est une
métaphore pour expliquer comment la science permet à présent d’expliquer à la
fois l’en soi de la matière et l’en soi de la substance, les deux limites
extrêmes de la raison que Kant s’était interdit de franchir et que Jean-Clet
Martin franchit en s’appuyant sur les réflexions que développent Henri Bergson sur
la mémoire et la matière et William James avec l’empirisme radical. En effet, en
entrant dans l’immatérialité de la matière qui se reflète sur le verre, Jean-Clet
Martin aborde en fait l’infiniment petit. C’est pourquoi la ville comme métaphore
est une manière pour lui de rejoindre Leibniz, qui lui-même avait utilisé la
ville comme métaphore pour expliquer les perspectives infinies qu’offre une
ville. C’est ainsi que la perspective devint la possibilité d’une expression, celle
de la monade, qui, comme le soleil se reflétant sur les tours de verre de
Manhattan devient multiple :
La
molécule solaire disparaît dans le « plusieurs », un multiple
statistiquement absorbé par un phénomène global, une véritable apparition qui
se coordonne sans personne évidemment pour relever le tracé, la synthèse :
ni moi, ni regard intentionnel, ni rien de ce que nous croyons faire pour la
succession des phénomènes.[12]
Le Moi authentique, dès lors, ne
résulterait pas comme le pensait Hegel d’une possibilité surhumaine de
synthétiser cette image fragmentée mais, pour l’individu, de se singulariser en
reliant de manière inédite différents éléments entre eux (empirisme radical). Cela
va bien entendu au-delà des possibilités de la raison, telle que se la représentait
Kant, qui, à l’encontre des prétentions de Leibniz, cherchera à mettre des
bornes à la raison. Ces bornes lui permettront de développer une philosophie
transcendantale, qui, avec la Critique de
la raison pure (1781 et 1787), cherche à définir la connaissance
scientifique et, avec la Critique de la
raison pratique (1788), le champ d’action des hommes dans des matières où les
catégories de pensée ne prennent le départ sur aucune donnée empirique. Etant
donné que Jean-Clet Martin suit plutôt ici William James, c’est un Moi
constitué avant tout par des relations qui définit le Moi authentique. Du coup,
La
perspective, si ce nom convient encore pour l’urbanisation, sera acentrée,
floconneuse, faite d’un recoupement, d’une coupe anonyme qui fait la ville,
l’événement d’une ville. Il s’agit peut-être d’un immense côté étalé, corrélé
sous un unique aplat sans intériorité qui ne posséderait qu’un seul bord
réfracté et dont l’ensemble relève d’une multiplicité de multiplications infinies,
réverbérant une image sans agent, sans destinataire véritable, une image dont
l’apparaître n’est que pour elle, gratuit, inclus dans le monde sans vraiment
lui appartenir. Excroissance, supplément, excès d’une image foliacée qui
illustre au mieux l’idée que William James découvre en lisant Bradley lisant
Hegel : il n’y a pas de termes, ce sont les relations extérieures qui font
consister un univers, les médiations intercalaires qui donnent sa richesse au
réel.[13]
Nous disions cependant, plus haut, que ce
réalisme, qui d’ailleurs inspira le néo-réalisme de Bertrand Russell, est lié à
un panpsychisme, qui nous permet de définir de suite le monde comme cerveau. En
effet, l’empirisme radical de William James n’exclut pas l’idéalisme de Hegel. Au
contraire, il le favorise d’une manière inédite en donnant à la surface une
profondeur qui est celle d’un tissu de relations. Cette profondeur de la surface, si l’on peut dire, est vraie pour le
monde, pour la ville comme pour le corps :
La
ville est, en ce sens, devenue comme superficielle. Mais superficielle selon
une surface qui n’est pas opposée à sa profondeur. Pas de dehors pour cette
ville qui se fait membrane et dont les murs montrent, en même temps que le
soleil, d’immenses écrans publicitaires. Que les relations soient extérieures
aux termes comme le soutient James, voilà qui est encore plus éblouissant
lorsque le regard se trouve entraîné par des écrans qui étalent ce qui se
trouve à l’intérieur, qui renversent l’intériorité en extériorité : là les
couloirs du métro vidéosurveillés et vidéoprojetés sur le dehors, ici pourquoi
pas, l’image d’un autre monde, celui d’un vidéophone numérique, d’un œil
scanique, d’un regard d’ordinateur déversé en affiches publicitaires. Borges
disait jadis de Buenos Aires qu’elle était une ville rêvée, une simple image
d’images nombreuses. On pourra dire encore qu’elle est désormais un cerveau
déployant la force externe de ses atomes/neurones dans la lumière du monde.[14]
Cette profondeur
de la surface, encore, est ce que Charles Sanders Peirce appelle un
« phanéron » (phénomène) :
[P]our
l’âme, il n’y a plus de place qu’entre les relations, dans la connexion des
hétérogènes, dans l’interstice où elle erre des lieux aux milieux, vivant dans
le débordement et le vomissement de l’image… On dirait un
« phanéron », presque un nom de « papillon » glissé dans la
vitrification de la mémoire, mais appelé par la superposition hallucinante des
façades diaphanes. C’est Peirce qui crée ce concept de phanéroscopie en 1904, à la place de celui, plus commode, de phénoménologie. Il qualifie ainsi une
région d’avant la perception réelle lorsque l’esprit brasse des univers
indistincts, encore indémêlables : l’indémêlable du souvenir autant que du
renvoi des façades l’une dans l’autre sans pouvoir en situer la réalité… Mais
comme le savait Hegel, il faut bien une substance pour conserver et ventiler
toutes ces relations, toutes ces images. La ville aujourd’hui est matière mise en mémoire, matière souple, celle du plastique et du verre.[15]
Dès lors, entre le tissu de relations, le
« phanéron » et la phénoménologie de l’Esprit, il n’y a qu’un pas que
Jean-Clet Martin franchit :
Même
sans rêveurs, ce monde immonde pourra continuer de tourner, de mettre en ordre
des séquences, des périodes exemplifiées, ventilées aléatoirement par un
ordinateur sur les vitres/écrans d’un désert inhumain. De Peirce à James, de
James à Bradley, et de ce dernier à Hegel, on sent passer un courant devenu
ville. La plasticité de la Phénoménologie
de l’Esprit, le papier jaune de la traduction d’Hyppolite donne à penser
que pénétrer l’Absolu, c’est aborder une nouvelle matière en une mémoire déployée
aux confins de la cybernétique. L’Esprit, dans ce Sahara de cristaux liquides,
apparaît comme la relève qu’offre le verre, cet élément que Hegel connaissait
lui aussi pour se donner un calice, un royaume dont l’écume ressemblerait aux
sphères de Sloterdijk. Les pyramides ne sont-elles pas déjà, pour Hegel, le
cristal d’un mort, la mémoire du pharaon incrustée dans le quartz d’un
géométral ? Il suffirait d’une incrustation de plus, dans la mémoire dure
des nanomondes, pour y faire revivre nos villes – celles que nous n’avons pas
connues – en leur éternité de phanérons.
On y verra grésiller un jour, comme au cinéma, la silhouette holographique du
saxo de Coltrane, mort à jamais, dans l’espace désincarné de sa vie composite.
Alors, oui, ad/mirer peut-être Hegel un jour encore dans la lumière de
Manhattan où les passants et les oiseaux chantent l’écho des vitres, capturés
dans l’ambre translucide qui les absorbe…[16]
III
La monde et la ville nous amènent à
présent à poser deux questions, à savoir qu’est-ce que le « corps
politique » ? et qu’est-ce que le « corps apolitique » ?
Pour y répondre, gardons à l’esprit l’éclatement du sujet qu’impose le verre,
car nous verrons que le sujet – à travers la matière numérique – est
principalement contraction d’habitudes, contraction d’habitudes parce que le
sujet, de par son éclatement, n’a pas de substance et qu’« il est probable
[dans ce cas] que le « je » ne soit que tissu de relations,
d’associations au lieu de valoir comme un terme déjà donné »[17],
c’est-à-dire que le sujet serait essentiellement un Moi social :
Je
ne sais qui je suis parce que d’abord je ne suis rien. Mon être n’est pas celui
d’un sujet prémédité, préalablement constitué, et qui se découvrirait
progressivement à l’introspection. Il est bien pis une collection ou une
composition plus ou moins attendue, anticipée par l’expérience. Et dans
l’infinité des relations possibles, le moi repère des régularités ; il
contracte une habitude ![18]
C’est en s’appuyant sur Hume que
Jean-Clet Martin montre que la nature humaine « n’est pas comme chez
Descartes une chose, une substance pensante, mais un réseau, un nœud de
relations. Celles qui se nouent par le lien de cause à effet, celles qui
résultent de la contiguïté ou encore, pour finir, celles qui découlent de la
ressemblance. Ces trois méthodes d’enchaînement sont les seuls liens que nous
puissions imposer à la diversité chaotique du monde. Et de telles associations
sont très fragiles. Elles n’ont rien d’absolu : l’humanité n’accède à une
nature qu’après coup, a posteriori,
au terme d’une fabrication plus ou moins réussie dans l’agencement des
fragments si différents qui la composent. Les principes de l’association, leurs
chaînes résultent seulement d’une croyance, ou pour mieux le dire encore :
d’une expérimentation »[19].
Nous verrons que cette totale absence de substance s’applique aussi au monde,
qu’il n’y a pas d’essence du monde, mais que le monde en tant que substance
manque à lui-même. C’est pourquoi Jean-Clet Martin parle de « fin du
monde » :
« Fin
du monde » ne veut pas dire autre chose pour nous que cette impossibilité
de répondre à un monde déjà là ou d’anticiper un monde à venir suffisamment
déterminé pour s’assurer que le soleil se lèvera bien demain.[20]
Ce n’est pas pour rien que Jean-Clet
Martin marque un certain intérêt pour Star
Wars de George Lucas. Car Star Wars
illustre très bien la relativité de l’homme : on ne sait ce qu’est l’homme, étant donné que nous
ne le connaissons qu’entre deux limites. Qu’en serait-il si le champ d’action
de l’homme venait à s’étendre jusqu’aux confins de l’univers ? Les hommes
ne viendraient-ils pas à se combiner
avec des êtres, des animaux et des machines de toutes sortes ? D’où la
pertinence de la science-fiction, en tant que genre littéraire. C’est un
mélange, un métissage, un cosmopolitisme, une République où il n’y a plus de
substance, mais une guerre perpétuelle contre ceux qui cherchent à en imposer
une. C’est pourquoi la République, selon Jean-Clet Martin, est une profondeur des surfaces, c’est-à-dire
une multiplicité d’associations empiriques :
L’inconvenance,
au lieu de se laisser soumettre à une norme, apparaît plutôt comme le lieu d’un
dysfonctionnement tel qu’on pourra y remédier par des fonctions plus ou moins
voisines, des fonctions associées qui n’étaient pas naturellement prévues à cet
effet. Se confectionnent des machines avec les pièces d’une autre selon des
agencements ouverts aux rencontres les plus incongrues.[21]
Ces rencontres impliquent une éthique,
une éthique de l’amitié. L’éthique de l’amitié, en effet, comme nous le verrons
plus loin, est une éthique de la rencontre, qu’aucune norme ne vient réguler. C’est
pourquoi le « corps politique », que constitue la République, s’avère
être un « corps apolitique », dans le sens où il ne procède d’aucune
norme particulière, liée à un territoire donné. D’où sa fondamentale déterritorialisation :
Et,
ce monde de prothèses ne sera pas sans rapport avec le monde contemporain qui
résulte de cette fragmentation intotalisable dont le cinéma cherche à retrouver
les vertus. Quelque chose de proche de la virtù
ou de la virtuosité la plus virtuelle comme le montre si bien le
stoïcisme initiatique des Jedi.
Placés en dehors de l’autorité d’une police particulière ou d’une cité aux
frontières étroites, il s’agit d’un corps apolitique. Dans ce corps, se
déploie, en tout cas, l’allure d’un style moins simple de compréhension que la
politique locale qui voudrait accaparer sa puissance et la soumettre à sa loi
sans détour. Cette justice, supérieure au droit, réalise un corps
inappropriable comme celui de l’ennemi, suspecté comme lui, en ce que s’y
déploient des associations d’éléments déformant toutes les natures pour les
conformer à des situations intenables, à des vitesses et à des lenteurs
qu’aucune contorsion, dite naturelle, ne suffirait à combler. Se développent
une adresse, un maniement des éléments bien plus actifs que celui qui était
dévolu à nos organes.[22]
Cette éthique de l’amitié, en effet, à
l’instar de Carl Schmitt, implique une claire distinction entre l’ami-ennemi. Car,
à travers ses rencontres, l’individu se trouve sans cesse menacé dans son
voisinage, la menace de faire une mauvaise rencontre. Cette menace, d’ailleurs,
marque en quelque sorte une frontière entre la République et l’Empire, le Bien
et le Mal. C’est pourquoi la République se trouve toujours bordée par l’Empire.
L’Empire, paradoxalement, est un ordre,
qui repose sur une substance, tandis que la République est un chaos, qui ne repose sur aucune
substance. C’est pourquoi la « République
n’est pas seulement une « chose publique », mais bien un corps, une substance artificielle en
mesure de produire un support pour des formes de subjectivations infinies »[23],
un corps cependant qui ne possède pas d’organes, un corps que Jean-Clet Martin nomme
avec Antonin Artaud « un corps sans organes » et qui le ramène vers Spinoza
et son conatus :
Au
lieu de considérer le corps comme un jeu d’organes dont l’unité serait donnée,
Spinoza, auquel nous devons revenir à l’improviste, envisage le corps comme un
arrangement d’individus nombreux, pour ainsi dire infinis qui composent leurs
rapports avec des éléments extérieurs capables d’augmenter leur puissance.[24]
De ce point de vue, le plurivers dont cherche à nous convaincre
Jean-Clet Martin est comme un multiplexe de corps avec lesquels l’individu doit[25]
s’associer pour augmenter sa puissance. Cette puissance est indissociable du mode, qui, loin de renvoyer à l’Être,
comme chez Spinoza, renvoie plutôt à la monade de Leibniz, c’est-à-dire que
nous aurions affaire ici à des modes sans l’Être, à une étendue sans pensée, ce
qui contrevient à la philosophie de Spinoza, puisque, comme nous le savons, la
pensée de l’Être chez Spinoza est éternelle et, de ce fait, échappe au temps, qui
est nécessaire pour connaître les choses a
posteriori :
Au
sein de ce plurivers, chaque
existence sera non pas une essence, mais un mode, une modalité, une manière de
faire corps avec des éléments extérieurs très nombreux souvent incompréhensibles
au premier abord.[26]
Le principe explicatif, ou plutôt de
compréhension, se situe chez Jean-Clet Martin au niveau de la distinction qu’il
établit entre la multplicité et la multitude. La mutliplicité, à la différence
de la multitude, n’est pas une simple juxtaposition d’éléments nombreux, mais
un multiple conscient de lui-même en tant que chose publique. Et cette conscience n’est possible qu’à travers les
relations qui révèlent après coup la nature
de l’être, qui est d’être sans nature[27].
C’est pourquoi la République « ne saurait se reposer sur un fond, un
fondement pensé comme sa raison première ou dernière. Elle ne peut se poser sur
rien, purement effondée, au bord de
l’effondrement. Toute république devenue empire tient un air de « Fin du
monde ». Rien ne l’étaie, ne la soutient comme on pourrait le supposer
d’une substance capable de trouver un principe de stabilité ontologique »[28].
L’être est donc un être sans nature. Et, contrairement à Kant, le nature de
l’homme ne peut plus servir ici à légitimer une philosophie transcendantale,
qui poserait des bornes à la raison, celles interdisant la connaissance des
choses en soi. Mais cette connaissance chez Jean-Clet Martin, si elle repose
bien sur l’en soi de la matière et de
la mémoire, est une hétéronomie qui se dit « hétérocratie » :
Ce
serait bien plus l’hétérocratie qui prime, l’autre, l’animal ou l’étranger en
ce qu’il ne se dirige pas selon les habitudes déjà prises, libre vis-à-vis des
autorités locales et des préjugés de la coutume.[29]
Une hétérocratie qui, en quelque sorte,
repose sur une norme fondamentale qui est
de ne pas connaître le fondement sur lequel elle se fonde, une sorte de
principe mystique. Pourtant, l’Être parfois chez Jean-Clet Martin n’est pas
complètement écarté, étant donné qu’il y a autant de mondes « qu’il y a de
modes d’intuition entre le fini de
l’homme et l’infini de Dieu »[30].
Ceci est dû à la perception, ou au sentiment, qui est à la base de
l’approche empiriste de William James. Jean-Clet Martin, comme nous le savons,
s’appuie totalement sur l’empirisme radical du philosophe américain. Celui-ci, en
ignorant les mathématiques, outrepassa les règles de la logique et alla au
devant d’une philosophie reposant avant tout sur la psychologie. C’est pourquoi
Jean-Clet Martin dit :
Dire
l’impossibilité des contradictoires, cela ne concerne pas vraiment une
nécessité logique mais plutôt une
impossibilité psychologique, une
limitation morale […].[31]
Or, en allant à l’encontre de cette
impossibilité à la fois logique, psychologique et morale, James leva bien
malgré lui un tabou sur l’unité des choses, à savoir leur inconsistance. Il n’y
a, selon lui, aucun invariant[32].
Tout serait fait d’habitudes. Et
aucune logique, aucune raison, que celle-ci soit transcendantale ou pas, ne
peut en rendre compte, comme le constatera amèrement Bertrand Russell.
En
réalité, nous dit Jean-Clet Martin, l’univers qui est le nôtre est fait de
paradoxes. Des paradoxes de discours mais tout autant des paradoxes physiques
pour en ruiner définitivement le socle de sorte que la vérité n’aura plus
d’autre forme que celle de la morale, une vérité imposée par des habitudes
séculaires mais non plus par la raison, elle-même devenue folle.[33]
Bertrand Russell, qui eut à maintes
reprises l’occasion de reconnaître sa dette vis-à-vis de William James, tira les
conclusions qu’il fallait sur l’impossibilité de la logique d’expliquer le
monde en démontrant très simplement le paradoxe de la théorie des ensembles (le
paradoxe de Russell) :
Ce
que Russell rend définitivement improbable, c’est l’idée même d’un ensemble. Le
monde se pulvérise dans l’indécidable et ne saurait tenir ensemble. Il est
composé d’êtres qui n’appartiennent pas à un ensemble sans appartenir en même
temps à un autre.[34]
L’éthique de l’amitié, dès lors,
introduit dans la distinction ami-ennemi de Carl Schmitt une subversion
complète du rapport entre l’ami et l’ennemi, puisque la décision, qui est
centrale chez Carl Schmitt, est remplacée ici par un point d’indécision :
Sans
ce rapport, la métaphysique change de terrain. Elle n’est plus un ensemble
d’arguments abstraits sur l’identité absolue ou sur l’existence d’un être
suprême, mais se mue en une réflexion angoissée sur les grains de sables qui
font dérailler ce qui nous paraissait si habituel, introduisant dès lors dans
le quotidien un point indécidable, un point d’incertitude qui absorbe le réel
dans le tour vertigineux d’un trou noir.[35]
C’est ainsi que la question se pose à
nouveau pour nous de savoir si nous avons bien affaire à un flux ou à des points qui deviennent des lignes, c’est-à-dire à du continu ou
à du discontinu ? Nous avions
alors évoqué la figure de Guy Montag en ne l’opposant pas encore tout à fait au
répliquant de Blade Runner, qui
s’avère plus humain que les humains
parce qu’il ressent des émotions. Leur opposition se situe au niveau de ce qui
détermine l’humanité : la capacité de ressentir, c’est-à-dire le conatus[36],
ou la raison pure (pratique) ? Jean-Clet Martin dira du répliquant qu’il
est un « Christ cybernétique »[37]
et penchera pour la première solution, alors que nous penchons, pour notre
part, pour la seconde. La raison de notre choix est due aux philosophies qui
sous-tendent les termes de l’alternative, à savoir l’empirisme et le
rationalisme. L’homme, en effet, se démarque-t-il en tant qu’homme à travers l’émotion
(James) ou la raison (Kant) ? L’essai de Jean-Clet Martin n’a eu de cesse
de vouloir démontrer la non-pertinence de la distinction entre l’homme et
l’animal. Il explique par là, paradoxalement, l’expansion infinie de l’Homme à
travers le répliquant de Blade Runner
qui est, selon lui, un représentant de l’espèce[38]
et non un individu puisqu’il porte en lui le souvenir de l’humanité,
c’est-à-dire la mémoire de l’Homme, sur son microprocesseur[39].
Il est donc humain, parce qu’à la
fois matière et mémoire[40] :
Il
y a quelque chose comme un corps de
l’empreinte qui s’empare de la vie en lui promettant une espèce d’éternité.
La technique désormais n’est pas tout à fait étrangère à cette sainteté puisque
tous les microprocesseurs, tous les circuits imprimés sont fabriqués de manière
photographique, luminescente, en rivalisant avec la cellule vivante : un
négatif de plus en plus petit laisse passer la lumière, comme pour la taille
d’un brin d’ADN qui se projetterait sur papier et dont l’ombre portée pourrait
réaliser les conduits d’un réseau, d’un circuit électrique.[41]
L’homme-machine, d’après Jean-Clet
Martin, serait alors un bien meilleur représentant de l’espèce que l’homme, puisque
ses capteurs, son microprocesseur, la qualité de ses matériaux font de lui plus qu’un individu un être immortel,
qui, de par ses possibilités techniques, repousse les limites de l’homme
au-delà de ce que peut son corps. Alors que les caractéristiques physiologiques
de l’homme limitent plus que jamais la sphère d’actions des hommes, « la
machine, le robot se muent en des êtres capables de vivre et de travailler dans
l’extériorité irrespirable de l’infini, à la périphérie d’un monde asphyxiant,
et se montrent à la fin du film comme un avenir possible pour l’homme
déclinant, ayant besoin d’un oxygène qui se fait de plus en plus rare, sans
parler du problème de l’alimentation qui se raréfie »[42].
C’est ainsi que Jean-Clet Martin ajoute :
Le
répliquant de Blade Runner constitue
peut-être quelque chose de posthumain. Il est celui qui sera capable de porter
la mémoire, l’histoire de l’humain par implant, suivant une nanotechnologie en
mesure d’abriter les restes, les reliquats d’un cerveau humain, sa
« mumia », ou sa momie. Voici ce que dit, au moment de mourir, celui
qui porte l’implant de l’humanité bien au-delà de l’homme : « j’ai vu
tant de choses que vous humains ne pouviez pas croire, de grands navires en feu
surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons “C”
briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront
dans l’oubli comme des larmes dans la pluie, il est temps de mourir ».[43]
Le problème d’une telle interprétation
est qu’elle passe un peu vite sur la perception continue qui fait de la
conscience un « stream of
consciousness » (William James), c’est-à-dire un courant de
conscience, et l’infinitésimal, dont la courbe est composée de points. C’est que,
si la mémoire est bien contenue sur des microprocessseurs de plus en plus
petits, cette Histoire que contiennent les microprocesseurs procède de données
empiriques qui ne font pas la distinction entre la logique générale et la
logique transcendantale. Le problème est que nous ne pouvons pas faire
l’impasse sur cette distinction, puisque, sur elle, se fonde la légitimité de
l’homme en tant qu’homme, c’est-à-dire sa spécificité d’être humain. En effet, au-delà de la connaissance scientifique,
Kant était tout à fait conscient que ce qui fait
l’homme est sa rupture avec les données empiriques, qui ne le distinguent en
rien des animaux, mais la liberté qui, à l’aide de la loi, « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu
peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle », le
rend « autonome », en achevant ainsi sa nature d’être humain. C’est ce que réalise Guy Montag en prenant conscience
de l’ignorance dans laquelle l’avait placé la société en faisant du bonheur le
but ultime de celle-ci. C’est que le « bonheur » qu’assure la
satisfaction des besoins n’élève en rien l’homme à une quelconque humanité mais
le réduit plutôt à un automate, que notre société cybernétique réalise de mieux
en mieux. Mais cela est sans compter sur les anomalies systémiques qui émergent
nécessairement d’un système qui se veut autosuffisant : les outsiders qui, comme Guy Montag, se
sentent insatisfaits d’une satisfaction purement organique, ou mécanique. C’est
pourquoi l’être humain est avant tout
ce qui cherche à travers la métaphysique la résolution de questions qui le
dépassent et pour la résolution desquelles la morale vient au secours de
l’homme pour réaliser chez lui un comportement proprement humain. Et parce que Kant justement prend en considération ces
« catégories de la liberté »,
nous adhérons à sa philosophie, la philosophie transcendantale, et voyons en
Guy Montag un homme qui, à travers la réflexion et la lecture, a su briser les
chaînes d’un bonheur superficiel pour réaliser sa nature d’homme qui est d’être autonome.
CONCLUSION
Au lieu d’ouvrir sur l’espace, la
miniaturisation de la technologie a ouvert sur le cyberespace. Le cyberespace
tel que l’a pensé Jean-Clet Martin n’a rien à voir avec l’intuition pure de
l’espace telle que l’a conçue Kant, mais avec l’empirisme radical de William
James. Cet empirisme radical combiné avec la thèse d’Henri Bergson sur la
matière et la mémoire repousse plus loin encore la conception de Hume sur la
cause et l’effet. L’« interface homme-machine » (Douglas Engelbart),
dès lors, en est comme le développement naturel.
« Il s’agit, nous dit Jean-Clet Martin, de la possibilité pour l’esprit
d’infiltrer la substance la plus perdurante, de rester vivant quand le carbone – qui compose les corps – entre en
fusion avec le silicium bien plus
résistant et qu’il trouve, dans les minces fils d’or d’un microprocesseur, une
substance vierge où survivre, comme si les figures de son évolution imposaient
un nouveau langage à l’écriture initiale de la matière, reformulant par-là les
tableaux de la Création. »[44]
C’est en ce sens justement que Jean-Clet Martin en vient à l’idée d’une
nouvelle théologie politique[45],
une théologie qui n’est pas une justification scientifique du politique, mais
au contraire une manière de légitimer les sciences du point de vue de
l’Homme-Dieu nouveau, le Christ cybernétique. Cette théologie, nous pouvons
l’appeler avec Kant une « théologie transcentantale », à la
différence près qu’il ne s’agit pas ici de prouver l’existence de Dieu mais celle
des hommes en tant que Dieux[46]…
Ray Bradbury, heureusement, nous a permis d’opposer Fahrenheit 451 à Blade Runner,
Guy Montag au répliquant, en nous maintenant à l’esprit que l’homme se réalise
en tant qu’Homme avant tout à travers la liberté.
[6] Nous verrons plus loin que ce négatif est un
négatif très précis, puisqu’il s’agit de microprocesseurs.
[25] « Il s’agit d’un animal ouvert, tellement
ouvert que, au lieu de se soumettre à un instinct, le « devoir »
pourra le faire devenir comme un Dieu. Nouveaux sentiments contractés, nouveaux
modes d’existence. » Ibid., p.59.
[27] « La nature de l’homme, ce qui la constitue
de manière essentielle, serait alors qu’il n’en possédât aucune. Il est exempt
de nature au point de pouvoir incarner des attitudes extrêmement différentes et
même dénaturées. » Ibid., p.56.
[32] « Que l’essence de l’homme, et son être le
plus propre lui soient en quelque sorte étrangers, non reçus de la nature, cela
signifie que son monde ne sera jamais moulé sur une conduite absolument
inamovible et que ce qu’il vise restera toujours étrangers à ses gènes comme à
son essence supposée immuable. Difficile, du coup, de dire « ce qu’est un
homme », où passe la frontière avec l’inhumain puisque notre réalité n’est
ni biologique ni zoologique mais résulte d’un habitat. » Ibid., p.61.
[36] « Le monde humain et son réel habitable
sont donc façonnés par un devenir et un désir, un conatus plus qu’une conformation organique, liée par exemple à la
main […]. » Ibid., p.62.
[38] Etant donné que le robot se confond avec
l’espèce, puisqu’il est éternel, le robot est plus humain que les humains.
« En lui, le genre, l’idée d’humanité dépassent la nature biologique vers
des exemplaires cybernétiques capables de vivre dans des conditions extrêmes.
Ce qui constitue l’homme, ce n’est donc plus son génome, mais une conception
transgressive qu’un être se fait de lui-même et de son corps, fut-il composé de
silicium. L’esprit est en quête perpétuelle de substances nouvelles pour
toucher ainsi à l’absolu, à des terres déterritorialisées. » Ibid., p.88.
[39] « Il me semble que la requête d’une
survivance, dans ce tissu photographique des microprocesseurs, se trouve
merveilleusement orchestrée par Ridley Scott dans Blade Runner selon une dimension qui n’existe pas dans le roman de
Dick dont pourtant il s’inspire. » Ibid.,
p.86.
[40] « La ligne de démarcation de la réalité
humaine, sa condition inhumaine (inessentialiste) sont finalement très
difficiles à appréhender avec précision et rien n’interdit d’imaginer, sans
trop de science-fiction, que l’humanité puisse gagner en expansion, englober
des espèces de plus en plus différentes sur le plan physiologique, suivant en
cela une espèce d’Empire dont les limites, en droit, seront sans frontière
naturelle. » Ibid., pp.63-64.
[45] « Les technosciences se placent aujourd’hui
sous un déterminisme théologique qu’elles ignorent le plus souvent. » Ibid., p.126.
[46] « Que la science soit placée sous les
conditions de la théologie lorsqu’elle fait mourir son Dieu, imploser le
verrou, l’hymen de la Création, que la science se laisse penser par ce qu’elle
n’est pas capable de penser, par un impensé séculaire se voit contrebalancé par
les créations de textes, par des innovations littéraires seules en mesure
d’inventer des Dieux nouveaux, une mythologie
qui soit digne de ce qui nous arrive et de ce que nous voulons voir
arriver. » Ibid., pp.131-132.
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