De John Dewey à Jean Piaget, Edouard Claparède et l'éducation fonctionnelle

En 1919, la Société des Nations (SdN) est créée. À travers cette organisation superétatique, c’est le pacifisme que les gouvernants des principales puissances de l’époque cherchèrent à promouvoir. L’éducation alors était la voie royale pour endiguer la violence dont la Grande Guerre fut la démonstration. Ainsi des personnes de premier plan touchées par une telle calamité repensèrent l’éducation à partir d’une science, la psychologie. Nous suivrons pour cela trois penseurs : l’Américain John Dewey (I) et les deux Suisses que sont Edouard Claparède (II) et Jean Piaget (III). Tous trois pionniers dans la pédagogie « scientifique ». Nous verrons, pour notre part, que tous trois participèrent par là à la constitution d’une théologie politique.


I

De nos jours, avec l’économie de la connaissance, l’éducation est de plus en plus sollicitée. Car, plus que jamais, les parents sont conscients que le « capital humain » (Gary Becker) est déterminant pour l’intégration socio-économique de leur enfant. C’est la raison pour laquelle les experts estiment nécessaire de prendre la mesure de l’écart qui se creuse entre l’école et le monde. Mais surtout nous verrons, avec John Dewey et ses deux textes sur l’éducation (Démocratie et Education, 1916, et Expérience et Education, 1938), qu’une réflexion relevant de la philosophie politique s’avère indispensable pour repenser l’inscription socio-économique et politique de l’éducation. C’est pourquoi il est important de comprendre comment cette réflexion philosophique a pris forme chez Dewey.
En effet, à la suite de la guerre de Sécession (1861-1865), les élites américaines avaient senti le besoin de donner de nouvelles bases à leur nation. Selon Denis Meuret, ces élites se les sont données « à travers seulement quatre figures intellectuelles : Oliver Wendell-Holmes, qui a élaboré la doctrine juridique de la Cour Suprême, William James et Charles Peirce, les fondateurs du « pragmatisme »… et John Dewey, qui fut aussi un éminent représentant de cette philosophie »[1].

Or, de nos jours, Facebook, l’école et la Révolution numérique remettent au goût du jour la philosophie de Dewey. Pourquoi ? Parce que Dewey a pensé l’école en rapport avec une philosophie, une philosophie qui comprend à la fois une théorie psychologique (1), une théorie de la connaissance (2) et une philosophie politique (3).

1) C’est dans « The reflex arc concept » (1896) que Dewey explique comment le rapport que l’individu entretient avec le monde commande un enchaînement spécifique de stimuli et de réponses. En d’autres termes, c’est à travers une conception pragmatiste de l’arc réflexe que Dewey explique que c’est en faisant qu’on apprend (« learning by doing ») – ce qu’on ne cesse d’ailleurs de faire sa vie durant.

2) Dès lors, avec cet accent mis sur le faire, nous comprenons pourquoi Dewey se revendiquait du pragmatisme de James, qui, avec sa théorie de l’émotion, renverse la théorie de la connaissance de Kant en posant l’idée que le sentiment prime sur l’intellect et que l’intellect ne serait qu’un moyen pour lequel seule compte l’efficacité. D’où la fameuse maxime pragmatiste de Peirce : « Notre conception d’un objet n’est rien d’autre que notre conception de ses effets ».

3) La nouvelle théorie de la connaissance que lui fournissait le pragmatisme remettant par là le percept au fondement du concept impliquait également de revoir la conception de l’individu telle que la comprenait la société libérale du XIXe siècle, à savoir le libéralisme. En effet, en postulant l’universalité de la raison, Kant promouvait une conception de l’individu comme étant essentiellement indépendant. C’est en remettant en question cette idée de l’indépendance des individus que la philosophie de Dewey promouvait l’idée d’un individu foncièrement social, étant donné que l’individu est pour lui un être avant tout en société et que c’est à travers cette société justement que l’individu s’individue, si l’on peut dire. C’est pourquoi l’idée de démocratie est centrale dans la pensée de Dewey.

Avec l’idée de démocratie, en effet, Dewey pense la coopération entre individus comme seul moyen pour se développer sainement. Et cette idée d’un individu sain dans une société saine, en tant que cette dernière permet le libre épanouissement des individus, constitue l’idéal politique de John Dewey. La démocratie est un moyen pour la société de se protéger contre le règne des experts et de favoriser au sein du public la discussion : « La démocratie est davantage qu’une forme de gouvernement. Elle est d’abord un mode de vie associé, d’expériences communes communiquées »[2]. C’est pourquoi « [l’]ennemi de la démocratie est la peur, parce qu’elle isole, qu’elle empêche les échanges d’expériences, écrit Dewey bien avant les déboires des régimes totalitaires avec facebook et un peu avant que Roosevelt ne prononce sa célèbre phrase : « La seule chose dont nous devons avoir peur, c’est la peur elle-même »[3]. » Ainsi, nous comprenons que l’Etat ne constitue pas pour Dewey une fin en soi, mais un moyen pour intensifier les échanges. C’est dans cette perspective que nous devons comprendre le rôle de l’école : l’école doit être capable de multiplier les expériences, en l’occurrence les relations sociales. Nous trouvons-là une certaine éthique de l’amitié, que nous pouvons appeler éthique de la rencontre.
Etant donné que le savoir ne peut être considéré comme une fin en soi mais comme un moyen, le maître doit mettre l’élève en face de situations qui miment le monde réel (learning by doing), tout en ayant la bonne intelligence de susciter son intérêt. Car, ce n’est qu’en lui permettant de faire sens dans ce qu’il fait que le maître pourra donner à l’élève un sentiment positif de son effort (augmenter sa puissance vitale, comme le disait Spinoza). « C’est en apprenant que l’on apprend à apprendre. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que l’idée que l’éducation est sa propre fin (apprendre de l’expérience permet de vivre des expériences plus enrichissantes, dont on apprend davantage) »[4]. En effet, pour Dewey, comme pour Piaget, le développement de l’enfant a pour finalité son insertion sociale. C’est pourquoi le philosophe américain pense l’école dans son rapport à la société. L’école est pour lui une agence d’amélioration sociale. Ainsi, en tant que telle, l’école doit selon Dewey favoriser le développement naturel de l’enfant (1), transmettre la culture (2) et servir l’utilité sociale (3). Par « utilité sociale », Dewey entendait les débouchés professionnels que l’école ne doit pas perdre de vue et qui doivent chacun être valorisé comme participant pleinement du fonctionnement de la société. Nous comprenons alors l’attitude hostile de Dewey à l’égard de la haute culture, puisque la haute culture divise la société plus qu’elle ne la rassemble. C’est pourquoi le rôle du public est chez lui crucial dans le sens où l’école a pour tâche selon lui de former des individus qui tôt ou tard participeront aux débats d’idées qui feront l’opinon publique.


II

Dans L’éducation fonctionnelle (1931), en disant que « [t]out besoin tend à provoquer les réactions propres à le satisfaire » et que « [s]on corollaire est : L’activité est toujours suscité par un besoin »[5], Claparède opère une réduction par rapport à Dewey, d’autant plus que la croissance chez lui semble faite d’antagonismes, de résistances et de ruptures, qui expliquent en retour que sa conception de l’effort se confonde avec sa conception de la conscience et que ce qui est facile finalement tend à devenir pour lui inconscient[6]. Mais, bien que la facilité d’un acte rende son effort inconscient, l’organisme est tout à fait capable de pressentir un besoin à travers une projection tout aussi automatique, c’est-à-dire inconsciente, dans son fonctionnement. D’ailleurs, à l’instar de Piaget, l’individu chez lui est une virtualité qui s’active en fonction de ce que peut le corps (croissance). Le contenu de la pensée suit donc, chez lui, un développement naturel. Or, si comme Dewey l’imitation est cruciale pour la résolution des problèmes chez Claparède, les problèmes inédits possèdent selon lui la vertu de stimuler la réflexion en vue de trouver de nouvelles solutions ; d’où l’importance de multiplier les expériences (John Dewey). Mais c’est la conception piagétienne de l’équilibre surtout qui permet à Claparède de penser théoriquement la volonté de retrouver une stabilité. C’est ainsi que l’ajustement des réactions aux besoins préoccupe bien plus Claparède que le rapport deweyen au monde. On comprend par conséquent pourquoi le psychologue genevois était bien plus intéressé par la résolution biologique des besoins que par les conditions politiques de leur résolution, même si l’un et l’autre de ces aspects étaient dans leurs démarches complémentaires.


III

Dans « Psychologie et critique de la connaissance » (1925), il semble que Piaget était tôt conscient de la nécessité de reprendre à nouveau frais la théorie de la connaissance de Kant tout en tirant parti de la critique qu’en fit James.
En effet, comme Dewey, Piaget s’intéresse au développement de l’enfant et à sa construction du sens (épistémologie génétique). Les liens entre Piaget et l’Institut J.-J. Rousseau expliquent notamment la neutralité de Piaget à l’égard de la politique. Cependant, nous pouvons dire que ce n’était qu’une neutralité apparente, étant donné que la réduction à la nature est en fait, comme l’a montré le juriste Hans Kelsen, une option politique qui implique une adhésion explicite ou implicite au droit naturel (théologie politique). Eu égard au rapport entre la théologie politique et ce dernier, il n’est donc pas pour rien que Piaget se réfère aux Maladies du sentiment religieux (1901) d’Ernest Murisier[7].

La psychologie, comme on sait, est aujourd’hui une science naturelle. Elle s’occupe de décrire et d’expliquer l’esprit humain en recourant à l’expérience seule. Elle ignore, par là même, toute distinction entre le fait et le droit : elle étudie la pensée de l’aliéné, de l’enfant, de l’esprit passionné et illogique autant que l’esprit logique, et si elle cherche à distinguer les catégories de pensées elle ne porte sur elles aucun jugement de valeur.[8]

Il se peut en effet que le constructivisme de Piaget se trouve politiquement orienté. Selon nous, cette option est clairement en rapport à la volonté de Piaget d’intégrer l’histoire dans sa réflexion sur le développement psychologique de l’enfant. Car, même si Piaget redonne une place centrale à l’individu en considérant par exemple l’enfant comme égocentrique, l’option historique en fait de facto une option politique.
Cette option va donc guider la compréhension de la philosophie de Kant chez Piaget. Si par exemple sortir de la minorité ressort pour Kant du courage de penser par soi-même, la sortie de la minorité est pour lui le résultat d’un développement, dont le résultat ne dépend que de la pleine maîtrise des rapports logiques entre les choses :

Selon Kant, nous connaissons les choses à travers seulement les formes et les schémas que notre esprit leur impose. Le vrai problème est ainsi celui de la structure de l’esprit humain et des rapports de structure avec les données de l’expérience.[9]

Ce qu’il faut dire ici d’emblée, c’est qu’à travers sa réflexion sur la méthode historico-critique, Piaget cherche à comprendre comment on en vient à entrer en possession de la logique :

Pour Kant, la scission, et même l’opposition entre la psychologie génétique et la théorie de la connaissance étaient complètes. Et cela va de soi : si la structure de l’esprit est préformée une fois pour toutes, dans sa fixité et antérieurement à l’expérience, il est évident que la genèse psychologique des notions équivaut à une simple prise de conscience et non à une construction proprement dite.[10]

Comme Piaget le remarque, la physique à laquelle se réfère Kant est la physique newtonienne, qui a vu le savant anglais se pencher sur l’existence éventuelle d’une substance fluide entre deux choses (l’éther). « Or, nous dit Piaget, l’histoire de la pensée scientifique a montré, depuis Kant, que la distinction entre le nécessaire et le simple donné, ou même entre le nécessaire et le conventionnel, était infiniment plus difficile à établir que Kant ne l’avait supposé. »[11] Pour Piaget, ce qui invalide la primauté de l’espace chez Kant fut la découverte de l’espace non-euclidien. De ce fait, ceci l’amène à invalider toute la logique qu’avait construite le philosophe de Königsberg, à savoir la logique transcendantale. Piaget croit pour cela voir dans le principe du tiers-exclus (principe de contradiction) le coup fatal porté à la primauté de l’espace chez Kant :

En bref, l’histoire même des notions a montré, depuis Kant, que le critérium de l’activité de l’esprit dans la connaissance n’est pas sans autre la conscience de la nécessité, car ce qui paraît nécessaire à un moment de l’histoire ne le paraît plus toujours dans la suite. Ou du moins, l’histoire a montré que les catégories de l’esprit ne sont pas fixes ou immuables, et les penseurs contemporains sont si pénétrés de cette idée que, par un curieux renversement des valeurs, c’est même la mobilité qui semble être, aux yeux de M. Brunschwicg, le critérium d’un travail de l’intelligence.[12]

C’est là que nous voyons l’influence de Bergson sur Piaget ; car, chez ce dernier, c’est bien le temps qui prime sur l’espace[13]. Or, si le psychologue genevois met la critique au centre de sa démarche scientifique, ce n’est que pour la ressaisir à travers son émergence, c’est-à-dire à travers le temps.

Pour conclure, nous pouvons dire que, de John Dewey à Jean Piaget, deux mouvements se croisent. Chez Dewey, en effet, l’individu est avant tout un être en société, qui s’individue en rapport à l’intensité de ses échanges, tandis que chez Piaget, l’être humain, étant en sa prime enfance égocentrique, se socialise en grandissant. Nous avons donc là deux conceptions complètement différentes du développement, dont Claparède fut en quelque sorte la charnière. Leur point commun, cependant, à l’instar de Bergson, se trouve être la primauté du temps dans leurs théories respectives. Ce temps justement, comme nous cherchons à le montrer, se trouve au fondement de la théologie politique.




[1] Denis Meuret, « Education, Démocratie, Espérance » in John Dewey, Démocratie et Éducation, Paris : Armand Colin, 2013, p.7.
[2] John Dewey, Démocratie et Éducation, Paris : Armand Colin, 2013, p.169.
[3] Denis Meuret, « Education, Démocratie, Espérance » in John Dewey, Démocratie et Éducation, Paris : Armand Colin, 2013, p.13.
[4] Ibid., p.17.
[5] Edouard Clapardède, L’éducation fonctionnelle, Paris : Fabert, 2003, p.62.
[6] « La loi de la prise de conscience a pour contrepartie la loi de perte de conscience : Au fur et à mesure qu’un acte s’automatise, il devient inconscient. » Ibid., p.74.
[7] Jean Piaget, « Psychologie et critique de la connaissance » in Archives de Psychologie, Tome XIX, 1925, p.194.
[8] Ibid., p.197.
[9] Ibid., p.194.
[10] Ibid., p.198.
[11] Ibid., p.195.
[12] Ibid., p.196.
[13] Nous ferons fi ici de la distinction bergsonienne entre le temps et la durée, puisque ce n’est pas là notre propos.

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