Kenneth Pargament et la détresse spirituelle

 V1. 10.06.20

 

K. Pargament, The Psychology of Religion and Coping, New York: The Guilford Press, 1997.

 

Ici, il ne s’agit pas à proprement parler d’un résumé per se de l’ouvrage de Pargament, mais d’une discussion de l’ouvrage en fonction de l’un des thèmes principaux de la Plateforme [Médecine, Spiritualité, Soins et Société], à savoir la détresse spirituelle, que l’on retrouve notamment dans le SDAT (Spiritual Distress Assessment Tool), un outil d’évaluation de la détresse spirituelle développé au sein de la Plateforme MS3. Ainsi, nous pouvons ouvrir la discussion avec la question suivante : pourquoi ne trouve-t-on pas le concept de « détresse spirituelle » sous la plume de Pargament ?

En effet, bien que Pargament parle de temps de stress (time of stress), il évite soigneusement de parler de détresse spirituelle. Pourquoi ? 

La réponse prend une tournure hypothétique dans le sens où Pargament ne se positionne pas explicitement sur la question. Il l’évite, tout simplement. Cependant, il dit explicitement d’où il parle. En effet, certains scientifiques travaillent sur les religions, les croyances, les rites, etc., tout en étant eux-mêmes croyants, tout en appartenant eux-mêmes à une confession, à une communauté religieuse et donc adhérant eux-mêmes à un dogme, c’est-à-dire à une opinion considérée par eux comme vraie, indiscutable. C’est le cas de Pargament. Il est juif et, en tant que juif, il cherche à comprendre LA religion à travers le coping. D’où le titre de son ouvrage.

Il est aussi psychologue de la religion et, de ce fait, il s’inscrit dans la tradition d’une profession, une profession qui prend sa véritable impulsion avec le psychologue américain William James et son ouvrage The Varieties of Religious Experience (1902). La psychologie de la religion avec William James considère la religion du point de vue de l’impact, positif ou négatif, sur la vie de l’individu. Pargament, en considérant la religion comme ressource pour faire face à un événement stressant ou à une période de stress, ne fait pas autre chose. Il observe les conséquences, positives ou négatives, de la religion en tant que ressource pour l’individu faisant face à une période de stress. Il rassemble les conséquences positives sous le concept de « coping religieux positifs » et les conséquences négatives sous le concept de « coping religieux négatifs ». 

L’attention focalisée sur les résultats et non pas sur une définition en soi de la religion a pour avantage de donner à l’individu le choix de se donner sa propre définition de la religion sans que celle-ci n’ait à répondre à une quelconque concordance à un dogme. Le concept de la religion ici est donc pluraliste. Cependant, pour distinguer le coping religieux d’un coping qui n’est pas religieux, Pargament en vient tout de même à définir la religion comme la recherche du sacré (the search for the sacred). On comprend alors que, pour Pargament, la religion se confond avec la recherche du sens (the search for significance). De cette manière, Pargament retrouve une problématique qu’un philosophe comme Heidegger avait rencontrée, à savoir la vérité de l’être à travers le sens, autrement dit l’être de l’étant. 

Ce qui est intéressant ici, c’est que chez Heidegger le temps de stress se dit, entre autres, « die Not », « die Notwendigkeit » ou encore « die Not der Nötigung », que l’on comprend comme une détresse spirituelle, dans le sens où elle implique l’être dans sa manière de faire sens à partir d’une situation de stress ou de détresse. « Nécessaire en premier lieu, nous dit Heidegger, est une appréciation de ce que l’essence « privative » de l’ἀλήθεια contient de « positif ». Ce contenu positif doit être, en premier lieu, appréhendé comme le trait fondamental de l’être lui-même. Mais il faut que d’abord éclate la détresse où ce n’est plus comme toujours l’étant seul, mais pour une fois l’être, qui mérite d’être visé par nos questions. C’est parce qu’une telle détresse n’est encore qu’imminente que l’essence originelle de la vérité repose toujours dans l’obscurité de son origine. »[1]

Pargament ne dit pas autre chose. Il dit que l’individu en tant qu’être privé, il le considère dans sa manière de faire sens, un sens cependant qui est assez puissant pour l’aider à résister en temps de stress. Il trouve qu’une signification assez puissante pour résister aux temps de stress a quelque chose à voir avec le sacré, à savoir avec ce qui est indiscutable pour l’individu : l’origine. Et ce sacré en tant qu’essence fondamentale de l’être, en tant que source, en tant qu’origine, est un mouvement infini. C’est pourquoi Pargament considère le coping comme un processus, un « flow », une dynamique, une δυναμικός, une puissance qui a forcément quelque chose à voir avec l’origine de l’être. « Coping, we have seen, has several basic qualities : it involves an encounter between an individual and a situation; it is multidimensional; it is multilayered and contextual; it involves possibilities and choices; and it is diverse. […] There is, however, one more important quality of coping, and this quality is probably the most difficult to describe. Coping is a process, one that evolves and changes over time. The question is how to capture a process so varied and so fluid. » (p.89)

Cependant, Pargament est aussi conscient de ses origines et notamment de sa judaïté qu’il assume pleinement, comme il l’annonce au début de son ouvrage : « My work has not made me a religious universalist. I remain Jewish, most familiar and identified with my own tradition. The reader will pick up the strains and themes of Jewish “melodies” throughout the book, only a few of which have been deliberately included. However, though my Jewishness represents a “bias”, there is nothing inconsistent with it and my efforts to learn about and work together with the members of other religious traditions. » (pp.15-16).

De plus, en lisant Pargament, ce qui frappe chez ce scientifique, c’est son érudition. Ses références, ses connaissances élargies, tout montre qu’il ne pouvait ignorer les liens entre Heidegger et le nazisme. Dès lors, la « détresse spirituelle », qui en soi est une référence explicite à l’onto-théologie de Heidegger, il ne pouvait tout simplement pas la nommer. 



[1] Martin Heidegger, Questions I et II, Paris : Gallimard, 1968, p.469.

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