Brouillon LR3.3.NT
📅 Dernière mise à jour: [06.01.2018]
LA
NORME TRANSCENDANTALE
Dans sa préface de 1978, Carl Schmitt
explique que son livre visait à « résoudre le problème de la situation d’exception en droit »
(p.49) et que « [c]ela correspond à la dynamique d’une évolution qui a
abouti à comprendre les périls imminents et les crises comme des éléments
intégrants ou désintégrants à l’intérieur d’une situation anormale et
transitoire entre paix et guerre » (p.49).
Dans la préface de 1963, Carl Schmitt
parle d’une évolution entre l’état de siège (policier et militaire), typique du
XIXe siècle, et l’état d’exception financier, économique et social du XXe
siècle.
Dans la préface de 1927, Carl Schmitt
parle de « régale suprême » et plus précisément de la dictature du
président du Reich selon l’article 48 de la Constitution de Weimar et ce, à
partir de deux axes : 1) la recherche historique et 2) la théorie de
l’Etat. Avec le premier, Schmitt retrace l’histoire de la Constitution
démocratique. Avec le second, le système et la théorie.
Carl Schmitt explique également que, pour
le contredire, il faudrait se placer sur le plan d’une critique
théorico-constitutionnelle, alors que les différentes tentatives qui ont été
faites en ce sens ne se fondaient que sur l’idée que « la Constitution est
inviolable » (p.52).
En effet :
Le
noyau de leur interprétation est que « la Constitution est
inviolable » ; leur théorie se nomme elle-même « théorie de
l’inviolabilité ». De tels termes et de tels arguments reposent sur le
caractère imprécis du concept de Constitution dont souffre la théorie actuelle
de la Constitution. La Constitution est identifiée à chacun des 181 articles du
texte constitutionnel, voire à chaque loi de révision constitutionnelle votée
conformément à l’article 76 de la Constitution de Weimar ; la Constitution
est chacune des lois constitutionnelles ; une loi constitutionnelle, selon
le point de vue « formel », est une loi qui ne peut être révisée que
sous des conditions complexes, stipulées dans l’article 76. Le fait que
« la » Constitution soit inviolable signifie donc uniquement que
toute loi constitutionnelle prise en détail représente une barrière que ne
saurait franchir le dictateur pour accomplir sa tâche. C’est là se méprendre et
inverser le sens ainsi que la finalité de la dictature – à savoir la protection
et la défense de la Constitution prise dans son ensemble. Chaque disposition
constitutionnelle particulière devient plus importante que la Constitution
elle-même ; la phrase : « le Reich allemand est une
république » (article 1er, alinéa 1), tout comme l’autre
phrase : « le fonctionnaire a droit de prendre connaissance de son
dossier personnel » (article 129, alinéa 3) sont indistinctement traitées
comme « la » Constitution
inviolable. De telles conséquences absurdes prouvent à quel point il est
nécessaire et inévitable d’établir des distinctions entre les multiples lois
constitutionnelles « formelles ». Lorsque, à l’intérieur de la
réglementation constitutionnelle, on tente de définir un « minimum
organisateur » inviolable, cette tentative ne saurait être liquidée au
moyen de quelques remarques formalistes (par exemple que l’article 48 ne cite
pas l’article 50).[1]
Dans l’avant-propos (1921), Carl Schmitt explique
que le concept de dictature est flou. « Dans la littérature politique
bourgeoise qui, jusqu’en 1917, semble ignorer le concept de dictature du
prolétariat, ce qui caractérise au mieux le sens politique du terme, c’est sans
doute qu’il désigne tout d’abord le pouvoir (Herrschaft) personnel d’un individu, mais il est nécessairement lié
à deux autres idées : premièrement, l’idée selon laquelle ce pouvoir
repose sur l’approbation réelle ou supposée du peuple, peu importe comment,
c’est-à-dire sur un fondement démocratique et, deuxièmement, l’idée selon
laquelle le dictateur se sert d’un appareil gouvernemental fortement
centralisé, tout à fait indispensable au gouvernement et à l’administration
d’un Etat moderne. » (p.56) Mais ce que explique Carl Schmitt, c’est que,
pour caractériser la dictature, nombreux sont les auteurs qui ont mis l’accent
sur « l’appareil gouvernemental centralisé » et, par là même, ne se sont
pas rendus compte de la nature du contrat établi avec le dictateur, c’est
pourquoi Carl Schmitt dit : « Mais, d’après l’usage linguistique
récent, ce qui caractérise la dictature, c’est toujours la suppression de la
démocratie sur une base démocratique, de sorte qu’en général il n’existe plus
de différence entre la dictature et le césarisme, et que disparaît du même coup
une détermination essentielle, à savoir le caractère commissarial de la
dictature, tel qu’il sera par la suite développé ici » (p.57).
Mais le caractère commissarial de la
dictature apparaît plus nettement chez les marxistes. En effet, puisqu’ils
rejettent l’aspect formel de la démocratie, la Constitution n’est pas pour eux
sacrée. D’ailleurs, ce qu’ils rejettent plus précisément, c’est le
parlementarisme. En un mot : la démocratie. Cependant, ce rejet n’est pas
une fin en soi. C’est pourquoi la dictature est avant tout une exception, une exception
par rapport à l’Etat de droit. En effet, « [s]i l’on prend pour norme le
principe libéral des droits de l’Homme et des droits fondamentaux inaliénables,
une violation de ces droits doit apparaître comme une dictature, quand bien
même elle reposerait sur la volonté de la majorité » (p.60). C’est ainsi
que le terme entre dans une dialectique et, par conséquent, dans une philosophie
de l’histoire. Car la dictature subie devient une dictature imposée au nom
d’une évolution historique, celle du prolétariat qui doit précipiter la chute
de la bourgeoisie. La dictature est donc une exception à la « norme
fondamentale » (Kelsen) mais en vue, paradoxalement, de la réaliser.
« Il peut donc exister une opposition entre la domination de la norme à
réaliser et la méthode de sa réalisation. Telle est l’essence de la dictature
du point de vue de la philosophie du droit, c’est-à-dire qu’elle consiste en la
possibilité générale de séparer les normes du droit et les normes de
réalisation du droit. » (p.61) Selon Carl Schmitt, en effet, la fin
justifie les moyens. Or, si la volonté d’un sujet de droit va à l’encontre de
la réalisation concrète du droit, la dictature se doit d’écarter cet obstacle.
D’où l’usage de la force.
Cependant, nous n’avons pas encore
affaire à une force légale tant que nous n’avons pas défini un principe
juridique à son fondement. « Ce qui caractérise cette justification
formelle consiste à habiliter une autorité suprême, juridiquement en mesure de suspendre
le droit et d’autoriser une dictature, c’est-à-dire de permettre une exception
concrète dont le contenu est sans commune mesure avec un autre cas d’exception
concrète, à savoir la grâce, au sens juridique du terme. » (p.63) En
effet, au « XVIIIe siècle, apparaît pour la première fois dans l’histoire
de l’Occident chrétien un concept de dictature selon lequel le dictateur reste,
certes, commissaire, mais, en raison de la spécificité du pouvoir non constitué
mais constituant du peuple, c’est un commissaire immédiat du peuple, un
dictateur qui dicte, y compris à son commettant, sans pour autant cesser de
tirer sa légitimité de celui-ci » (p.64). Pour ce qui est de l’évolution
ultérieure du concept, Carl Schmitt se le réserve pour un travail distinct. Il
nous dit cependant que son travail historique et systématique est encore
d’actualité. Par exemple, en soulignant son opposition à Kelsen, Schmitt
explique qu’« il convenait de considérer à part le concept critique de
réalisation du droit, à savoir la dictature, et de montrer, par une
démonstration de son développement dans la théorie moderne de l’Etat,
l’impossibilité de la traiter, comme c’était le cas jusqu’ici, de manière ad hoc à l’occasion de certaines luttes
constitutionnelles déterminées et, quant au reste, de l’ignorer par
principe » (p.66).
Chapitre 1 : La dictature de
commissaire et la théorie de l’Etat
Les humanistes de la Renaissance ont
retrouvé le concept de dictature dans l’Antiquité romaine et chez les auteurs
classiques (Cicéron, Tite-Live, Tacite, etc.), mais les philologues n’en ont
pas extrait une définition valable pour le droit public. Ils ont cependant
« fondé une tradition qui est restée à peu près stable jusqu’au XIXe
siècle inclus : la dictature est une sage invention de la république
romaine, le dictateur est un magistrat romain extraordinaire qui a été établi
après l’expulsion des rois afin qu’existe un puissant imperium pendant les périodes de péril, qui ne soit pas entravé,
comme c’était le cas de l’autorité des consuls, par la collégialité, le droit
de veto des tribuns de la plèbe et la provocatio
ad populum (l’appel au peuple) » (p.67).
Carl Schmitt souligne, entre autres,
qu’avec Sylla et César, la nature de la dictature romaine change. C’est
pourquoi, lui semble-t-il, une réflexion de fond sur le concept de dictature serait
utile pour le droit public. Ainsi, « [l’]opposition entre la dictature de
commissaire et la dictature souveraine, qui sera développée par la suite à
titre d’option fondamentale, est déjà esquissée au début de l’évolution
politique elle-même et fait, au fond, partie de la nature de la chose »
(p.68). Cependant, comme les humanistes du XVIe et du XVIIe siècles vivaient
dans des monarchies de droit divin, la dictature telle qu’on la comprend à
présent n’avait pas le même sens. En effet, leur attention ne s’est pas portée
sur le passage de la démocratie au césarisme, puisque, la monarchie absolue
étant, le peuple ne constituait pas une caution. Mais les parallèles qu’ils
établirent entre « la dictature romaine et les institutions d’autres
Etats » (p.69) faisaient déjà de cette institution une théorie générale de
l’Etat.
Cette théorie est visible chez Machiavel.
En effet, même si on ne lui reconnaît pas une théorie de l’Etat, cette théorie
apparaît lorsqu’il distingue délibération et exécution. Selon lui, en cas de
situation extraordinaire, la dictature devient nécessaire à la république pour
répondre à l’urgence de cette situation, bien que « les autorités
régulières sont maintenues, comme une sorte de contrôle » (p.71). Dès
lors, nous comprenons que la dictature chez lui est avant tout une technique de
l’Etat. Et cette technique est une priorité en vue d’un résultat :
L’organisation
politique du pouvoir tout comme la technique de sa conservation et de son
extension diffèrent selon les formes d’Etat, mais c’est toujours quelque chose
qui peut être réalisé d’une manière technique objective, de la même façon que
l’artiste, d’après la conception matérialiste, crée une œuvre d’art.[2]
Cette technique est d’autant plus
nécessaire si l’on considère que l’homme est fondamentalement mauvais, non pas
en vue d’imposer une morale mais en vue de constituer un Etat. Car, si tel
n’était pas le cas, la constitution de l’Etat changerait du tout au tout.
En effet, si l’on considère la masse des
hommes comme irrationnelle, la ratio dicte
une forme. « L’irrationnel n’est que l’instrument du rationnel parce que
le rationnel seul peut vraiment diriger et agir. » (p.74) Cette
conception, fondée sur la maîtrise de soi, va à l’encontre de « trois
représentants du gouvernement par les affects : la grande masse, les
femmes et les enfants » (p.74). Elle vise avant tout le résultat.
« Ce ne sont donc plus des considérations juridiques qui importent ici,
mais uniquement le moyen adéquat qui, dans un cas concret, amène un résultat
concret. » (p.75) C’est pourquoi le droit même peut devenir un obstacle
pour le fonctionnement de l’Etat. Or, le droit, s’il ne répond pas à la réalisation
technique de l’objectif visé, doit être écarté.
Ainsi le pari de Carl Schmitt est de
montrer que l’Etat moderne naît avec cette conception de la dictature. « Avec
[elle], comme son reflet théorique, naît la théorie de la raison d’Etat,
c’est-à-dire une maxime sociologico-politique située par-delà l’opposition du
juste (Recht) et de l’injuste (Unrecht), uniquement dérivée de la
nécessité de conserver et d’augmenter la puissance politique. » (p.77)
C’est ainsi que nous comprenons que la politique devient une fin pour
elle-même, non au sens d’une mystique mais d’une technique.
Carl Schmitt souligne de plus qu’entre le
droit public et le droit privé, il n’y a aucun aménagement possible. Pour lui,
en effet, le droit public et le droit privé présentent une différence de
nature :
Dans
les affaires publiques, dans le droit de la guerre, dans la réglementation
internationale relative aux représentations diplomatiques à l’étranger, dans le
droit communal et dans le droit public, ce n’est pas l’acquitas qui décide, mais les vis
dominationes, c’est-à-dire les alliances, les soldats et l’argent. Là où
tout dépend de la situation concrète et du résultat concret à atteindre, la
distinction entre le juste (Recht) et
l’injuste (Unrecht) devient une
formalité inutile, sauf à l’inclure dans un calcul, comme une circonlocution
employée par raison d’opportunité, ou comme expression des représentations du
juste et de l’injuste qui dominent fatalement les hommes. On ne manquera pas de
renvoyer ici, évidemment, à la clausula
rebus sic startibus.[3]
En effet, contrairement au respect des
conventions, l’absolutiste ne se sent pas contraint par le droit. Or, ce droit,
nous dit Carl Schmitt, les monarchomaques du XVIe siècle en faisaient une
priorité face aux absolutistes. C’est ainsi qu’ils firent dépendre la fonction
du roi de la loi, en faisant du roi le premier serviteur du peuple. Cependant,
cette fonction demeurait ambiguë tant que la question de savoir si le droit
préexiste à l’Etat (Grotius) n’était pas encore résolue. Si, au contraire,
l’Etat fonde le droit (Hobbes) aucune norme ne le fonde. De ce point de vue, en
effet, le commandement seul le fonde. « C’est la raison pour laquelle,
dans l’Etat, il n’y a pas de conscience morale privée à laquelle il faudrait
obéir plutôt qu’à la loi de l’Etat ; la loi doit être conscience morale
suprême pour tout le monde. » (p.85) Et cette loi, seul le souverain la
dicte. C’est donc par un commun accord que le peuple accepte que le souverain
lui dicte sa loi. Pufendorf, en reprenant cet argument de Hobbes, ajoute que le
souverain est celui qui décide en dernière instance.
Pourtant, en refusant de voir dans la décision la caractéristique du
souverain, la réaction nobiliaire telle qu’on la voit chez Locke tend à
radicaliser le pouvoir de l’exécutif. En effet, en précisant que le peuple est
mandant, Locke le voit à travers sa représentation. « C’est uniquement
lorsque le peuple, comme masse immédiate, inorganisée, et refusant toute
représentation, est entrée en scène, que l’on trouve ce nouveau
radicalisme. » (p.88) Ce nouveau radicalisme, en effet, n’était possible
que face à cette masse immédiate et inorganisée, car c’est là qu’intervient
l’exécutif en tant que commissaire du peuple. Ce concept est à la fois vrai
chez Rousseau et chez Bodin.
Dans une perspective historique, la
conception de Bodin est très importante. Car, non seulement on lui doit la
théorie moderne de la souveraineté mais également la prise en compte de la
dictature avec la dictature de commissaire. Bodin distingue en effet la
dictature de la souveraineté dans le sens où la première dérive de la seconde :
Même
si, dans un Etat, une seule personne ou une seule magistrature détient des
pouvoirs illimités et qu’il n’existe aucune voie de recours juridique contre
les mesures qu’elle prend, cela n’en fait pas pour autant une puissance
souveraine, sauf à être perpétuelle, et ceci parce qu’elle dérive de celle d’un
autre, alors que le vrai souverain ne reconnaît personne au-dessus de lui,
excepté Dieu. Le fonctionnaire ou le commissaire d’une république démocratique
ou d’un Prince, si puissant soit-il, n’a jamais que des pouvoirs dérivés ;
c’est le peuple ou, en monarchie, le Prince, qui est souverain.[4]
Mais, comme nous le verrons, la
souveraineté chez Bodin ne se distingue pas de la personne. C’est ainsi que,
même dans une démocratie, la puissance absolue s’incarnera en mettant à mal sa
distinction entre le souverain et la dictature. C’est Grotius en particulier
qui mettra ce point en évidence. Pour lui, en effet, il n’y a aucune différence
entre la souveraineté et la dictature.
Pour
justifier sa formule selon laquelle le peuple n’a pas de souveraineté
inaléniable et intransférable, il invoque le fait que la souveraineté du peuple
est transférée par le peuple à un princeps,
donc à la lex regia. Il demande
pourquoi le peuple n’aurait pas le pouvoir de transférer sa souveraineté, étant
donné que, jusqu’ici, il n’a jamais existé le moindre Etat, si démocratique
fût-il, dans lequel tous absolument, y compris les pauvres (inopes), les femmes et les enfants, aient
gouverné par eux-mêmes, et dans lequel le gouvernement n’ait pas été en vérité
remis à quelques-uns. Or, du moment qu’un tel transfert s’opère dans le cas de
la dictature, la durée de ce transfert importe peu à Grotius.[5]
En effet, même si Grotius utilise le même
exemple d’usufruit que Bodin, c’est pour montrer que le dictateur possède le summum imperium, puisque sa mission
concerne l’effectus et non pas les res morales. Ainsi, nous comprenons pourquoi
le dictateur n’est pas révocable durant la durée de son mandat. Et, s’il a
droit à sa charge, alors il est souverain :
C’est
Hobbes, avec l’assurance qui le caractérise, qui a répondu à la question du
transfert temporel des pleins pouvoirs politiques. Lorsque le peuple dans sa
totalité, le populus, transfère
définitivement le pouvoir (Herrschaft)
à un seul individu, cela donne naissance à une monarchie. Lorsque le pouvoir
n’est transféré que pour une durée déterminée, le caractère juridique du
pouvoir politique qui naît ainsi est dépendant du fait de savoir si le populus, c’est-à-dire la totalité des
citoyens qui agit comme sujet de droit public (et que Hobbes distingue
vigoureusement, en tant que personne,
de la masse informe, de la multitudo
dissoluta), possède ou non le droit de se réunir pendant l’exercice
temporaire de ce pouvoir. Si le populus
peut se réunir sans, voire contre la volonté du titulaire temporaire du
pouvoir, alors ce dernier n’est pas un monarque mais uniquement le prima populi minister.[6]
Chez Hobbes, en effet, la claire
distinction entre la monarchie et la démocratie fait de cette dernière une
instance qui sépare la souveraineté de son exercice. C’est la raison pour
laquelle il explique que, pour faire face à la guerre, un Etat fait mieux
d’adopter la monarchie. Mais, comme l’a remarqué Tönnies, cet argument
transforme la monarchie en césarime. En réalité, ce débat concernait avant tout
le distinction entre la dictature de commissaire et la dictature souveraine.
Bodin, lui, s’est limité à la première « en dotant celle-ci d’un fondement
juridique extraordinairement clair et profond » (p.95). C’est que, parmi
les fonctionnaires, il distingue ceux qui ont une charge extraordinaire (les
commissaires) de ceux qui ont charge ordinaire (les officiers). « Il va de
soi que l’on peut également conférer l’exercice commissarial d’une activité de
l’Etat à un fonctionnaire régulier, c’est même souvent le cas ; mais à ce
moment-là il n’est pas fonctionnaire régulier mais commissaire »
(pp.95-96).
Carl Schmitt ajoute que, si Bodin n’a pas
vu l’instrumentalisation possible des commissaires par le roi, il a cependant
l’avantage, par exemple sur Machiavel, d’avoir systématisé « l’opposition
entre commissaires et magistrats » (p.98), en incluant celle-ci dans une
théorie de l’Etat. La spécificité de Bodin, selon Carl Schmitt, est de n’être
ni du côté des monarchomaques, ni du côté de Machiavel, mais d’accorder au
temps une importance telle que le temps d’une charge et son contenu lui
permettent de distinguer entre une charge extraordinaire et une charge
ordinaire. Pour lui, un fonctionnaire est plus indépendant, parce que n’obéissant
qu’à la loi, tandis que le commissaire, lui, obéit à son mandant. Le
commissaire, en effet, est mandaté par ce dernier et ne peut donc rien faire
valoir contre lui. « En revanche, le dictateur est un commissaire dont le
mandat est tout à fait différent de celui du commissaire d’office formé et du
commissaire chargé de mission. Ici, l’intérêt pour le résultat à atteindre
devient si grand que les barrières juridiques qui empêchent d’y parvenir
peuvent être éventuellement renversées (c’est le commissaire qui en
décide). » (pp.101-102)
Carl Schmitt donne à ce type de
commissaire le nom de « commissaire d’action ». « Face à ce type
de commissaire, le point de vue formel, propre à la théorie positiviste moderne
de l’Etat, aussi bien que la distinction formelle établie par Bodin entre la
loi et l’ordonnance se révèlent inopérants. » (p.102) En fait, le
dictateur en tant que commissaire d’action se substitue au souverain, si et
seulement si sa charge est illimitée dans le temps. Si c’est le cas, les
commissaires deviennent les nouveaux fonctionnaires de cet Etat réorganisé
autour du nouveau souverain qu’est le commissaire d’action.
Malgré le succès de sa théorie de la
souveraineté, la distinction que fait Bodin entre les fonctionnaires et les
commissaires n’a pas eu de continuateurs. Même Locke, qui distingue le droit du
pouvoir de facto, n’arrive à donner
une place claire à la dictature. Si,
en effet, le droit se veut absolu chez lui (the
law gives authority), chez lui le législateur ne peut tout prévoir. Ainsi,
en cas de guerre, par exemple, la distinction entre le droit et le pouvoir de facto n’est plus et fait place à ce
qu’il appelle un federative power,
c’est-à-dire à l’action de l’Etat vis-à-vis des étrangers. Le droit n’est donc plus
un absolu et des individus en charge de l’Etat prennent alors les décisions en
fonction de la situation.
Chapitre 2 : La pratique des
commissaires princiers des XVIe et XVIIe siècles
Pour marquer le passage du Moyen Âge à la
modernité, Carl Schmitt se réfère au concept de plenitudo potestatis, qui transforme l’organisation ecclésiastique.
C’est-à-dire que le pape voit ses pouvoirs renforcés au détriment de ses
subordonnés pour qui cette transformation ne résulte pas d’une révolution mais
d’une acceptation pleine et entière. C’est ainsi que le pape, dès le XIIIe
siècle, à travers son organisation a supplanté l’Etat féodal médiéval. Il n’est
plus seulement le suzerain suprême de l’Eglise mais son seigneur et ses
subordonnés ne sont plus ses vassaux mais ses officiers.
Dans
la plenitudo potestatis, l’abolition
de la représentation médiévale de la hiérarchisation absolument immuable des
charges, qui avaient valeur de droit pour le titulaire, y compris par rapport à
l’instance suprême, a été ressentie comme quelque chose de révolutionnaire.[7]
C’était quelque chose de révolutionnaire,
parce que le pape se donnait le droit d’ingérance inconditionnel dans les
affaires de ses subordonnés à travers ses représentants directs. C’est ainsi
que le « fondement juridique de ces vastes pouvoirs était établi de sorte
que tout ce que faisait le légat était considéré comme fait par le pape
lui-même, sous réserve de sa révocation par le pape » (p.110).
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