Brouillon LR3.2.ADI
📅 Dernière mise à jour: [07.03.2018]
L’avènement
du droit impérial
Surveiller
et punir (1975) de Michel Foucault
est divisé en quatre parties : supplice, punition, discipline et prison.
I
Supplice
Il s’ouvre sur le supplice de Damien, accusé de
parricide, et sur l’emploi du temps d’une maison pour jeunes détenus à Paris.
Foucault explique qu’en moins d’un siècle, l’Occident voit l’avènement d’une
nouvelle économie du châtiment. « Parmi tant de modifications j’en
retiendrai une : la disparition des supplices. »[1] Car,
il s’agissait désormais de corriger les individus. « La punition a cessé
peu à peu d’être une scène. Et tout ce qu’elle pouvait emporter de spectacle se
trouvera désormais affecté d’un indice négatif ; comme si les fonctions de
la cérémonie pénale cessaient, progressivement, d’être comprises, on soupçonne
ce rite qui « concluait » le crime d’entretenir avec lui de louches
parentés : de l’égaler, sinon de le dépasser en sauvagerie, d’accoutumer
les spectateurs à une férocité dont on voulait les détourner, de leur montrer
la fréquence des crimes, de faire ressembler le bourreau à un criminel, les
juges à des meurtriers, d’inverser au dernier moment les rôles, de faire du
supplicié un objet de pitié ou d’admiration. »[2] On
craignait l’identité, celle que nous qualifierons de théologie politique. « Désormais, le scandale et la lumière
vont se partager autrement ; c’est la condamnation elle-même qui est
censée marquer le délinquant du signe négatif et univoque : publicité donc
des débats, et de la sentence ; quant à l’exécution, elle est comme une
honte supplémentaire que la justice a honte d’imposer au condamné ; elle
s’en tient donc à distance, tendant toujours à la confier à d’autres, et sous
le sceau du secret. »[3] À la
punition donc se substitue la correction, la volonté de redresser et de guérir.
D’où l’importance croissante de la psychologie et de la psychiatrie.
La prison, dès lors, cherche à faire du corps
un moyen par lequel la privation de liberté constitue la liberté en bien. Car
ce que cette privation cherche à atteindre, ce sont les droits. « Par
l’effet de cette retenue nouvelle, toute une armée de techniciens est venue
prendre la relève du bourreau, anatomiste immédiat de la souffrance : les
surveillants, les médecins, les aumôniers, les psychiatres, les psychologues,
les éducateurs »[4]. Ce
que l’on veut, c’est imposer une nouvelle morale, une morale qui ne vise plus
directement à marquer le corps mais les valeurs. C’est pourquoi la punition
n’est plus une question physique mais technique : « Presque sans
toucher au corps, la guillotine supprime la vie, comme la prison ôte la
liberté, ou une amende prélève des biens. Elle est censée appliquer la loi mais
à un corps réel susceptible de douleur, qu’à un sujet juridique, détenteur,
parmi d’autres droits, de celui d’exister. Elle devrait avoir l’abstraction de
la loi elle-même. »[5] Il
est intéressant de voir cependant que la lutte antiterroriste actuelle ramène
sur le devant de la scène l’exécution spectaculaire : le sacrifice humain.
Mais, pour revenir à Foucault, le XIXe siècle a
effectivement vu la disparition de « la mise en scène de la
souffrance ». Cette disparition est bien entendu consécutive à l’avènement
des droits de l’homme et donc de la démocratie libérale moderne. Foucault la
fait coïncider avec la monarchie de Juillet (1830-1848). « À cela s’ajoute
que si l’essentiel de la transformation est acquis vers 1840, si les mécanismes
de la punition ont pris alors leur nouveau type de fonctionnement, le processus
est loin d’être achevé. »[6] En
effet, il fallut un certain temps pour que la mort pénale soit définitivement
considérée comme un spectacle interdit. Mais c’est justement ce qui est remis
en question de nos jours. De plus, comment priver de droits des gens qui n’y
accordent aucune importance. C’est qu’au vu de la tendance actuelle, les
terroristes n’ont cure de la vie et des droits que nous lui accordons. Dès
lors, que peut faire une « pénalité de l’incorporel » ?
C’est là que nous entrons dans des
considérations qui relèvent de la théologie politique. Car, si le corps n’est
plus visé, c’est l’âme qui l’est – paradoxalement. Car, bien que la
sécularisation s’amorçait, le politique devait conquérir les âmes. C’est pourquoi s’est mise en place
une théologie politique. La théologie politique, comme l’a montrée Carl
Schmitt, essentialise l’ennemi. « L’âme du criminel, nous dit Foucault,
n’est pas invoquée au tribunal aux seules fins d’expliquer son crime, et pour
l’introduire comme un élément dans l’assignation juridique des
responsabilités ; si on la fait venir, avec tant d’emphase, un tel souci
de compréhension et une si grande application « scientifique », c’est
bien pour la juger, elle, en même temps que le crime, et pour la prendre en
charge dans la punition. »[7] Ceci est
particulièrement vrai chez l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic, qui
outre-passait sa fonction de juge avec des considérations psychologiques. C’est
que le terrorisme tend à se confondre avec la folie.
Foucault, en effet, explique que, dès le XIXe
siècle, l’appareil judiciaire s’est développé « autour de l’application
des peines, et de leur ajustement aux individus »[8], en
démultipliant les instances de décision judiciaire et en prolongeant celle-ci
bien au-delà de la sentence. C’est ainsi que le psychiatre est venu compléter le
juge dans le « traitement médico-judiciaire » du criminel. C’est
qu’un savoir scientifique devenait
nécessaire à l’application des peines. Par ex., ce que nous observons
aujourd’hui avec la radicalisation,
c’est le besoin de développer un savoir qui permette de la traiter et de guérir
les individus atteints. Nous comprenons donc que la répression seule n’est pas
suffisante pour saisir le système judiciaire, que celui-ci est lié à une
théologie politique et qu’il relève donc d’une technologie du pouvoir. Cette
technologie du pouvoir à travers le système de santé et l’impératif de la vie,
vise un contrôle social total. Il s’agit alors, pour le nouveau savoir, de
repérer les signes de la radicalisation,
de produire un savoir à leur sujet et, d’un point de vue clinique, de les
prendre en charge. « Cet investissement politique du corps est lié, selon
des relations complexes et réciproques, à son utilisation économique ;
c’est, pour une bonne part, comme force de production que le corps est investi
de rapports de pouvoir et de domination ; mais en retour sa constitution
comme force de travail n’est possible que s’il est pris dans un système
d’assujettissement (où le besoin est aussi un instrument politique
soigneusement aménagé, calculé et utilisé) ; le corps ne devient force
utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti. »[9] Cet
assujettissement, nous le voyons à l’œuvre à travers la conception de la santé
de l’Etat-providence et toute l’économie qui en découle (ingénierie médicale,
écoles de santé, assurances médicales, industrie pharmaceutique, hôpitaux
privés, etc.). C’est ainsi que la molécule donne lieu à une
« microphysique du pouvoir ».
En revenant sur le supplice, Foucault explique
qu’avant la Révolution, le supplice était central, car il marquait le corps du
criminel du sceau du pouvoir. Cependant, si la procédure judiciaire était
secrète, l’administration de la punition répondait à un principe de
proportionnalité qui était extrêmement précis. Tout tendait à ce que le
criminel produise lui-même sa vérité à travers l’aveu. « Par l’aveu,
l’accusé prend place lui-même dans le rituel de production de la vérité
pénale. »[10]
Mais cet aveu n’était que le corrélatif oral d’une démonstration écrite, car
certains sont assez fermes pour cacher un crime tandis que d’autres sont assez
faibles pour avouer un crime qu’ils n’ont pas commis. Tout l’art reposait
finalement sur la nécessité de poser la question. Car, si le supplicié
résistait à la torture, on ne pouvait plus le condamner à mort. Dès lors, des
éléments de preuve convaincants permettaient de se passer de la question pour
condamner à mort le coupable. La question était vue comme un duel où la torture
participe à la démonstration tout en étant également une punition. Car la
culpabilité était considérée comme une gradation. « Et tout comme la
présomption est solidairement un élément d’enquête et un fragment de
culpabilité, la souffrance réglée de la question est à la fois une mesure pour
punir et un acte d’instruction. »[11]
« Le supplice judiciaire est à comprendre aussi comme un rituel politique.
Il fait partie, même sur un mode mineur, des cérémonies par lesquelles le
pouvoir se manifeste. »[12] En
effet, le criminel étant la symétrie inverse du souverain son infraction porte
atteinte au droit qu’il garantit. C’est pourquoi la punition est vue comme une
réplique directe de ce dernier. « Le supplice a donc une fonction
juridico-politique. Il s’agit d’un cérémonial pour reconstituer la souveraineté
un instant blessé. »[13] Le
souverain, en d’autres termes, manifeste de cette manière une physique du
pouvoir, une « force physico-politique »[14].
En donnant à l’infraction un caractère
personnel, la punition devient une forme de vengeance du souverain. C’est donc
le côté spectaculaire qui l’emporte. D’où le terrorisme d’Etat que constituait
le supplice. Mais le tout était ritualisé, afin de manifester la physique du
pouvoir. « D’un côté, [l’exécution publique] clôt solennellement entre le
criminel et le souverain une guerre, dont l’issue était jouée d’avance ;
elle doit manifester le pouvoir démesuré du souverain sur ceux qu’il a réduits
à l’impuissance. La dissymétrie, l’irréversible déséquilibre de forces
faisaient partie des fonctions du supplice. Un corps effacé, réduit en
poussière et jeté au vent, un corps détruit pièce à pièce par l’infini du
pouvoir souverain constitue la limite non seulement idéale mais réelle du
châtiment. »[15] Il
fallait terroriser les gens et pour ce faire, il fallait donner à l’exécution
du criminel un aspect spectaculaire. « L’exécuteur n’est pas simplement
celui qui applique la loi, mais celui qui déploie la force ; il est
l’agent d’une violence qui s’applique, pour la maîtriser, à la violence du
crime. »[16]
Mais, paradoxalement, il « avait beau, en un sens, être le glaive du roi,
le bourreau partageait avec son adversaire son infamie »[17]. Le
bourreau, en effet, ne se confond pas avec le souverain, car le souverain peut
encore accorder la grâce, tandis que le bourreau agit selon une mécanique
implacable. Mais, si le criminel était par son crime un régicide en puissance,
le régicide se devait d’être puni d’une manière spectaculaire. Car, comme le
terrorisme, le régicide « n’est ni plus ni moins que le criminel total et
absolu, puisque au lieu d’attaquer, comme n’importe quel délinquant, une
décision ou une volonté particulière du pouvoir souverain, il en attaque le
principe dans la personne physique du prince »[18],
tout comme le terroriste de nos jours s’en prend aveuglément à la société.
« La punition idéale du régicide devrait former la somme de tous les
supplices possibles. »[19]
Mais la punition perd en efficace si le peuple
n’est pas présent. « Il faut non seulement que les gens sachent, mais
qu’ils voient de leurs yeux. Parce qu’il faut qu’ils aient peur ; mais
aussi parce qu’ils doivent être les témoins, comme les garants de la punition,
et parce qu’ils doivent jusqu’à un certain point y prendre part. »[20] Cela
n’est pas sans nous rappeler le terrorisme de nos jours où la population est
sollicitée dans la traque des terroristes. La traque des terroristes, en effet,
mobilise la population au plus haut point. Elle ouvre sur un espace-temps
ontologiquement autre. Le parallèle
avec les exécutions d’antan est flagrant : « Il y a dans ces
exécutions, qui ne devraient montrer que le pouvoir terrorisant du prince, tout
un aspect de Carnaval où les rôles sont inversés, les puissances bafouées, et
les criminels transformés en héros »[21]. Ces
héros, la population s’y attache le temps des exécutions. Aussi peut-elle
devenir la complice du condamné en le sauvant.
Le « discours d’échafaud », de plus,
participe paradoxalement de l’héroïsation du condamné. « Le condamné se
trouvait héroïsé par l’ampleur de ses crimes largement étalés, et parfois
l’affirmation de son tardif repentir. Contre la loi, contre les riches, les
puissants, les agents, il apparaissait avoir mené un combat dans lequel on se
reconnaissait facilement. »[22] Mais
ce discours des hommes infâmes fera peu à peu place à la littérature policière
où le criminel fait montre d’une intelligence redoutable. « C’est, en
apparence, la découverte de la beauté et de la grandeur du crime ; de fait
c’est l’affirmation que la grandeur aussi a droit au crime et qu’il devient
même le privilège exclusif de ceux qui sont réellement grands. »[23] Dès
lors, c’est l’affrontement entre deux intelligences que met en avant le roman
policier : celle du meurtrier et celle du détective. « On est au plus
loin de ces récits qui détaillaient la vie et les méfaits du criminel, qui lui
faisaient avouer lui-même ses crimes, et qui racontaient par le menu le
supplice enduré : on est passé de l’exposé des faits ou de l’aveu au lent
processus de la découverte ; du moment du supplice à la phase de
l’enquête ; de l’affrontement physique avec le pouvoir à la lutte
intellectuelle entre le criminel et l’enquêteur. »[24]
II
Punition
Comme Foucault l’a montré précédemment, il « faut
punir autrement : défaire cet affrontement physique du souverain avec le
condamné ; dénouer ce corps à corps, qui se déroule entre la vengeance du
prince et la colère contenue du peuple, par l’intermédiaire du supplice et du
bourreau »[25].
Il faut respecter l’humain dans le
criminel. Mais le problème était encore de définir ce que l’on entendait par
là. En effet, le concept d’humanité restait vague bien que le XVIIe siècle ait
vu la nature de la criminalité changer. Cette dernière passait d’une violence
physique de bandes organisées à des délits contre la propriété privée qui
étaient plutôt le fait d’individus isolés. On assiste alors à une
professionalisation de la criminalité. « En fait, la dérive d’une
criminalité de sang à une criminalité de fraude fait partie de tout un
mécanisme complexe, où figurent le développement de la production,
l’augmentation des richesses, une valorisation juridique et morale plus intense
des rapports de propriété, des méthodes de surveillance plus rigoureuses, un
quadrillage plus serré de la population, des techniques mieux ajustées de
repérage, de capture, d’information : le déplacement des pratiques
illégalistes est corrélatif d’une extension et d’un affinement des pratiques
punitives »[26]
En fait, loin de vouloir prendre en compte une humanité du criminel, les
réformes du système judiciaire visent une meilleure économie du pouvoir. Car
l’identité du pouvoir personnel du souverain avec le droit de punir crée un
dysfonctionnement qui se confond avec la corruption. Le problème donc du
fonctionnement de la justice était le « surpouvoir monarchique »[27].
Longtemps, en effet, le dysfonctionnement de la
justice était justifié par une certaine intolérance aux privilèges de chaque
couche de la population. « Or cet illégalisme nécessaire et dont chaque
couche sociale portait avec elle les formes spécifiques se trouvait pris dans
une série de paradoxes. »[28] D’un
côté, par ex., on tolérait l’illégalisme de la couche la plus pauvre de la
population et, de l’autre, on sentait que la criminalité la plus violente, et
dont la couche la plus pauvre était elle-même victime, venait de sa frange
extrême. C’est que les illégalismes des différentes couches de la population
n’étaient pas les mêmes. Mais, loin de toujours s’opposer, ils s’entretenaient
parfois l’un l’autre. L’essor de l’industrie, cependant, change la donne et
fait de la défense de la propriété privée sa priorité. « Le vol tend à
devenir la première des grandes échappatoires à la légalité, dans ce mouvement
qui fait passer d’une société du prélèvement juridico-politique à une société
de l’appropriation des moyens et des produits du travail. »[29] Du
coup, un partage s’opère entre l’illégalisme des biens, qui touche
principalement la couche la plus pauvre de la population, et l’illégalisme des
droits, qui concerne plutôt la bourgeoisie. « Et en même temps que s’opère
ce clivage, s’affirme la nécessité d’un quadrillage constant qui porte
essentiellement sur cet illégalisme des biens. »[30] Par
ex., un parallèle avec notre époque est ici intéressant à faire : en
effet, la lutte contre le terrorisme amène à faire de l’illégalisme des idées
une priorité de la justice. Toute une police de la pensée se met donc en place
pour traquer les idées illégales. Comme la période décrite par Foucault, nous assistons,
nous aussi, à un changement dans l’économie du pouvoir de punir, qui tend à
faire de la propriété des biens immatériels la priorité du droit. Ainsi, sous
couvert de lutte contre le terrorisme, la défense et le vol de données
industrielles se recoupent avec la traque des terroristes. D’où l’accent mis
actuellement sur la cybercriminalité. Mais ce que l’on peut comprendre par-là,
c’est que la lutte contre le terrorisme est un moyen pour la couche dominante
de faire advenir un droit impérial dont le défi est avant tout technologique.
Pour revenir à Foucault, nous pouvons voir que la connivence entre un
surpouvoir et un infra-pouvoir fait de toute critique envers le discours
officiel un crime de lèse-majesté. Encore faut-il que le discours officiel soit
cohérent. Or, si ce discours repose sur un principe aussi cohérent que les
droits de l’homme, cela limite « le pouvoir illimité du souverain et
l’illégalisme toujours en éveil du peuple »[31].
De plus, eu égard à ce que nous venons de dire,
le parallèle que laisse entrevoir la période décrite par Foucault avec celle
que nous vivons à présent est tout à fait saisissante dans la citation qui
suit :
Déplacer
l’objectif et en changer l’échelle. Définir de nouvelles tactiques pour
atteindre une cible qui est maintenant plus ténue mais aussi plus largement
répandue dans le corps social. Trouver de nouvelles techniques pour y ajuster
les punitions et en adopter les effets. Poser de nouveaux principes pour
régulariser, affiner, universaliser l’art de châtier. Homogénéiser son
exercice. Diminuer son coût économique et politique en augmentant son
efficacité et en multipliant ses circuits. Bref, constituer une nouvelle
économie et une nouvelle technologie du pouvoir de punir : telles sont
sans doute les raisons d’être essentielles de la réforme pénale au XVIIIe
siècle.[32]
Celle-ci, d’ailleurs, est coextensive au Contrat social de Rousseau, qui fait de
la société le souverain. C’est ainsi que le « droit de punir a été déplacé
de la vengeance du souverain à la défense de la société »[33].
Mais cette défense est d’autant plus redoutable qu’elle exclut l’individu,
complètement. En fait, plus qu’une question de valeurs, la punition est une
question d’institutions. Il s’agit pour ces dernières de remédier au désordre
que provoque un crime, c’est-à-dire au désordre de sa répétition probable. Ou
encore : « Faire en sorte que le malfaiteur ne puisse avoir ni
l’envie de recommencer, ni la possibilité d’avoir des imitateurs »[34].
C’est pourquoi, paradoxalement, le « dernier des crimes [qui est le plus
rare] ne peut que rester impuni »[35].
Or, de nos jours, le dernier des crimes est
l’attentat terroriste. Dernier des crimes, parce que loin de porter une cause,
il est devenu purement gratuit. Mais, plus grave encore, les autorités constate
qu’il se trouve au sein de la population des imitateurs nombreux, qui rendent
la menace plus diffuse. Dès lors, comment le prévenir ? Comment punir un
crime absolu qui tend à se répéter ? Comment punir de telle sorte à
empêcher ?
En effet, nous passions du supplice comme
réplique spectaculaire du crime à la punition calculée en fonction de sa
probabilité à se reproduire. Le problème qui se pose maintenant pour les
autorités est de savoir comment punir un crime qui, en soi et pour soi, se veut
spectaculaire et qui se veut la négation de toute vie. C’est ainsi que, face à
une répression qui se cherche, l’attention est fixée sur la prévention. Cette
prévention, en effet, est cruciale, puisqu’elle vise à prévenir le crime
absolu. C’est pourquoi l’Etat-providence, qui a fait du bios son alpha et oméga, cherche à se doter d’une sémio-technique
qui puisse empêcher la répétition du crime absolu. Mais la tâche, on peut
l’imaginer, est loin d’être facile. En quoi un crime absolu procure-t-il un
avantage à celui qui le commet ? Et comment la punition peut-elle être
calculée de telle sorte que le crime absolu cesse d’être désirable ?
N’est-ce pas de donner à l’individu des attaches à la vie ? N’est-ce pas
de susciter chez lui un sentiment d’appartenance ?
Le problème est d’autant plus complexe que le
crime et sa punition se confondent de nos jours dans l’attentat terroriste,
dont la mort violente est recherchée pour elle-même. C’est donc sur la
représentation d’une mort désirable qu’il faut agir. Et, dans la balance, il
faut encore donner plus de poids à la vie. Cette conception, bien sûr, tranche
radicalement avec la conception précédente qui voyait dans la représentation de
la peine l’élément dissuasif. Or, il est tout à fait étonnant de constater que
la dissuasion à présent ne vise plus le criminel lui-même, mais ceux qui se
représente le crime. C’est ainsi que Foucault nous dit que la « peine doit
prendre ses effets les plus intenses chez ceux qui n’ont pas commis la
faute »[36].
Mais que faire du criminel ? Beccaria, explique Foucault, proposait
« l’esclavagisme à perpétuité », parce que l’esclavagisme à
perpétuité divise la peine en autant de jours qu’il reste à vivre tandis que la
peine de mort la fait rejoindre d’un bond. « En revanche, pour ceux qui
voient, ou se représentent ces esclaves, les souffrances qu’ils supportent sont
ramassées en une seule idée ; tous les instants de l’esclavage se
contractent en une représentation qui devient alors plus effrayante que l’idée
de la mort. »[37] C’est
ainsi que l’exclusion de la société peut nous donner une idée comparable. Par
ex., les bénéficiaires de l’aide sociale ont tout juste de quoi vivre mais pas
assez pour vivre décemment. De plus, de vivre aux crochets de la société les
amène à développer un sentiment de culpabilité. « C’est la peine
économiquement idéale : elle est minimale pour celui qui la subit (et qui,
réduit à l’esclavage, ne peut récidiver) et elle est maximale pour celui qui se
la représente. »[38] Telle
est, d’un point de vue théologico-politique, le prix de la désobéissance.
C’est pourquoi il est nécessaire que tout à
chacun puisse se représenter le prix de sa désobéissance au souverain. Et ce,
par une claire représentation des conséquences de sa désobéissance. D’où la
méthode géométrique du Code pénal. « Il faut qu’à l’idée de chaque crime
et des avantages qu’on en attend, soit associée l’idée d’un châtiment déterminé
avec les inconvénients précis qui en résultent ; il faut que de l’un à
l’autre, le lien soit considéré comme nécessaire et que rien ne puisse le
rompre. »[39]
Sur ce système des lois, permise par la méthode géométrique, repose le contrat
social. Ainsi, nous comprenons qu’entre la cause et la conséquence, il faut
rendre le lien nécessaire et que la vigilance doit permettre de sanctionner
toute infraction. « De là l’idée que l’appareil de justice doit se doubler
d’un organe de surveillance qui lui soit directement ordonné, et qui permette
soit d’empêcher les crimes, soit, s’ils sont commis, d’arrêter leurs
auteurs ; police et justice doivent marcher ensemble comme les deux
actions complémentaires d’un même processus – la police assurant
« l’action de la société sur chaque individu », la justice,
« les droits des individus contre la société » ; ainsi chaque
crime viendra à la lumière du jour, et sera puni en toute certitude. »[40] Mais
il ne faut pas que les jugements soient discrétionnaires ou arbitraires. Il
faut au contraire qu’ils reposent sur un corps de lois connu de tous et que le
raisonnement du magistrat puisse être refait par tout à chacun. Ainsi, la procédure
ne doit pas être secrète.
Il est toutefois surprenant que l’avènement de
l’Etat moderne et les droits de l’homme, qui ont vu l’abolition de l’ancien
système des preuves légales au profit de la démonstration, fassent aujourd’hui
place, de nouveau, à l’usage de la torture, à l’extorsion de l’aveu, à
l’utilisation du supplice, du corps et du spectacle « pour la reproduction
de la vérité »[41].
C’est que la lutte contre le terrorisme suspend la Constitution, ainsi que les
droits fondamentaux, et plonge à nouveau la procédure pénale dans le secret. Un
simple soupçon jette une forme de culpabilité, dont la procédure pénale dans le
contexte terroriste cherchera à déterminer la dangerosité du prévenu. La
science mobilisée à travers l’expertise scientifique ne se confond plus avec
l’administration irréfutable de la preuve, dont tous pourraient reconstituer le
raisonnement. Le problème, dès lors, c’est « [c]omment lier absolument
dans l’esprit des hommes l’idée du crime et celle du châtiment, si la réalité
du châtiment ne suit pas, dans tous les cas, la réalité du méfait »[42] ?
C’est ainsi que nous basculons du droit positif
au droit naturel. Tandis que la modernité obligeait de présenter la preuve de
la culpabilité de manière quasi
mathématique, notre époque, celle de l’après-11 Septembre, obéit à un autre
régime de vérité. C’est pourquoi l’exclusion de la société amène déjà une forme
de culpabilité, c’est-à-dire une « corrélation entre les degrés du soupçon
et ceux de la peine »[43] Nous
retombons ainsi dans une ontologisation de l’ennemi, à savoir sa diabolisation (preuve
non pas mathématique, mais théologico-politique). Nous comprenons alors que la
présomption d’innocence n’est plus, puisque, dans le contexte actuelle, une
procédure pénale, même en l’absence d’un crime, tient lieu de culpabilité.
C’est ainsi que la procédure pénale ne repose plus sur la démonstration mathématique
mais sur la forme rituelle de type inquisitorial. Dès lors, l’expertise pour
déterminer l’intentionnalité et la dangerosité du prévenu tend à ressembler à
de la magie plutôt qu’à la démonstration scientifique, puisque les psychiatres
possèdent un savoir qui échappe au sens commun et que seuls des initiés
possèdent. D’un point de vue démocratique, cela enlève toute l’évidence de la
preuve. Désormais, la pratique pénale n’est plus soumise à un régime commun de
la vérité.
Pourtant, il fallait le créer, ce régime
commun, car, sans celui-ci, nous ne comprendrions pas le rôle central de la
psychologie dans le système judiciaire. C’est ainsi que les catégories
nosographiques en sont venues à recouvrir petit à petit toutes les infractions
possibles que le Code pénal doit répertorier en se fondant sur un savoir
anthropologique. « Pour que la sémiotique pénale recouvre bien tout le
champ des illégalismes qu’on veut réduire, nous dit Foucault, il faut que
soient qualifiées toutes les infractions ; il faut qu’elles soient
classées et réunies en espèces qui laissent échapper aucun d’eux. »[44] Mais
l’« impératif de recouvrement intégral par les effets-signes de la
punition »[45]
oblige à s’adapter aux conditions spécifiques de chaque individu. Car la
« nocivité d’un délit et sa valeur d’induction ne sont pas les mêmes selon
le statut de l’infracteur ; le crime d’un noble est plus nocif pour la
société que celui d’un homme du peuple »[46] Et,
étant donné que le but de la punition est d’éviter la récidive, nous comprenons
pourquoi la détermination de la volonté, de l’intention, est importante pour la
justice. « On voit poindre en même temps que la nécessité d’une
classification parallèle des crimes et des châtiments, la nécessité d’une
individualisation des peines, conforme aux caractères singuliers de chaque
criminel. »[47]
Cette
individualisation va peser d’un poids très lourd dans toute l’histoire du droit
pénal moderne ; elle a là son point d’enracinement ; sans doute en
termes de théorie du droit et selon les exigences de la pratique quotidienne,
elle est en opposition radicale avec le principe de la codification ; mais
du point de vue d’une économie du pouvoir de punir, et des techniques par
lesquelles on veut mettre en circulation, dans tout le corps social, des signes
de punition exactement ajustés, sans excès ni lacunes, sans
« dépense » inutile de pouvoir mais sans timidité, on voit bien que
la codification du système délits-châtiments et la modulation du couple
criminel-punition vont de pair et s’appellent l’une l’autre. L’individualisation
apparaît comme la visée ultime d’un code exactement adapté.[48]
Donc, cette exigence de se doter d’une table
des infractions la plus abstraite possible afin d’épouser le plus grand nombre
de cas va de pair avec l’exigence de s’adapter au mieux aux cas individuels. En
d’autres termes, la conjonction entre la norme juridique et la norme
psychologique est souhaitée à partir du XVIIIe siècle. Pour ce faire, on
procède alors une essentialisation de la criminalité. Ce n’est plus l’intention
du criminel que la justice cherche à déterminer, mais sa « qualité ».
« On perçoit, mais comme une place laissée encore vide, le lieu où, dans
la pratique pénale, le savoir psychologique viendra relever la jurisprudence
casuistique. »[49] Mais
ce savoir anthropologique, ce savoir psychologique, à ce moment-là, est encore
très frustre. On commence alors avec la notion de récidive, parce que, avec
cette notion, « ce qu’on vise ce n’est pas l’auteur d’un acte défini par
la loi, c’est le sujet délinquant, c’est une certaine volonté qui manifeste son
caractère intrinsèquement criminel »[50]. C’est
pourquoi la récidive vient démarquer la nature du crime d’un crime de
circonstances. D’où la distinction qui apparaît entre le crime passionnel et le
crime prémédité. Le crime prémédité, en effet, démontre la nature maléfique du
crime, celle d’une « méchanceté raisonnée ». D’où la sémio-technique
requise pour lutter contre ce mal. Ce n’est donc plus sur le corps que les
autorités tentent d’agir mais sur les âmes, ou plutôt sur le jeu des
représentations et des signes qui circulent « avec discrétion mais
nécessité et évidence dans l’esprit de tous »[51].
En résumé, nous pouvons dire que le projet
initial de la justice était d’établir une table exhaustive des infractions.
L’idée était de punir celui qui rompt le pacte social. Et la stratégie du
pouvoir était d’en faire un autre, un
ennemi public. La soi-disant nature hétérogène du criminel devait néanmoins
permettre le pouvoir de saisir les mécanismes internes de la criminalité. D’où
« la nécessité de mesurer, de l’intérieur, les effets du pouvoir
punitif »[52],
une nécessité qui « prescrit des tactiques d’intervention sur tous les
criminels, actuels ou éventuels : l’organisation d’un champ de prévention,
le calcul des intérêts, la mise en circulation de représentations et de signes,
la constitution d’un horizon de certitude et de vérité, l’ajustement des peines
à des variables de plus en plus fines »[53]. Ainsi,
« on voit que le rapport de pouvoir qui sous-tend l’exercice de la
punition commence à se doubler d’une relation d’objet dans laquelle se trouvent
pris non seulement le crime comme fait à établir selon des normes communes,
mais le criminel comme individu à connaître selon des critères
spécifiques »[54]. En
d’autres termes, c’est l’exercice de la punition-même qui se double d’un savoir
indissociable à sa pratique. Mieux : c’est l’action-même qui donne lieu à
un savoir.
Cependant, la figure de l’autre, de l’ennemi absolu, est plus difficile à saisir que le crime
que l’on cherche à caractériser, car elle est consubstantielle à notre identité
collective. Elle est ce sur quoi fonctionne le dépassement de notre ego. Sans quoi, le pacte social ne
marcherait pas. La caractérisation du crime, par contre, était plus facile à
saisir, parce qu’elle repose sur une « réorganisation du pouvoir de
punir » et sur « le discours déjà constitué des Idéologues ».
« La pensée des idéologues n’a pas été seulement une théorie de l’individu
et de la société ; elle s’est développée comme une technologie des
pouvoirs subtils, efficaces et économiques, en opposition aux dépenses
somptuaires du pouvoir des souverains. »[55] L’idéologie
en question, si l’on peut dire, était d’obliger les gens par les idées. D’où
l’ingénierie sociale et les différentes techniques de manipulation du pouvoir.
Il s’agissait donc de mettre en place une
technologie de la représentation qui s’appuie sur les forces naturelles.
« Art des énergies qui se combattent, art des images qui s’associent,
fabrication de liaisons stables qui défient le temps : il s’agit de
constituer des couples de représentation à valeurs opposées, d’instaurer des
différences quantitatives entre les forces en présence, d’établir un jeu de
signes-obstacles qui puissent soumettre le mouvement des forces à un rapport de
pouvoir. »[56]
C’est toute une technologie de signes qu’il fallait mettre en place de telle
sorte que les individus s’autorégulent. Or, pour ce faire, il faut que le
châtiment soit lié au crime de manière évidente, afin que sa représentation
vienne de soi. « [O]n veut, sur le théâtre des châtiments, établir un
rapport immédiatement intelligible aux sens et qui puisse donner lieu à un
calcul simple. »[57]
Il s’agit de contrebalancer le désir de
commettre une infraction par la représentation d’une peine. Car la « peine
qui forme des signes stables et facilement lisibles doit aussi recomposer
l’économie des intérêts et la dynamique des passions »[58]. Ainsi,
nous comprenons que la peine doit avoir un terme, puisqu’on estime ici l’homme
réformable. C’est pourquoi une peine qui n’aurait pas de terme est
contre-productive pour la représentation d’un homme changeant. C’est que le
temps doit pouvoir transformer.
Mais le châtiment, aussi étrange que cela
puisse paraître, doit être une abstraction, afin que tous puissent se le
représenter. « Pour cela, il faut que le châtiment soit trouvé non
seulement naturel, mais intéressant ; il faut que chacun puisse y lire son
propre avantage. »[59]
Mieux : il faut que « le condamné apparaisse comme une sorte de
propriété rentable : un esclave mis au service de tous »[60],
parce qu’il montre ainsi qu’il est la propriété de tous et que son crime, s’il
a fait du tort, il l’a fait à tous. « D’où toute une économie savante de
la publicité. »[61] On
veut faire du condamné un exemple, pour tous, « la mise en scène et en
tableau de la moralité publique »[62]. On
veut y lire le crime et son châtiment dans leur rapport nécessaire. « Aussitôt le crime commis et sans qu’on perde de
temps, la punition viendra, mettant en acte le discours de la loi et montrant
que le Code, qui lie les idées, lie aussi les réalités. »[63] Ainsi,
la « punition publique est la cérémonie du recodage immédiat »[64].
Cela change non seulement la manière de voir la
peine comme une réforme mais aussi la manière de voir l’exclusion du malfaiteur
comme un deuil. Son exclusion et sa peine, en effet, doivent être un exemple de
redressement pour les citoyens. C’est pourquoi il fallait faire en sorte que le
malfaiteur ne puisse tirer gloire de son méfait, mais qu’à travers le discours
qu’on pouvait tenir sur son méfait n’apparaissent que « ces
signes-obstacles qui arrêtent le désir du crime par la crainte calculée du
châtiment »[65].
Mais qu’en est-il lorsque le méfait relève d’un exercice de la pensée ?
Nous posons cette question en lien avec la sortie de l’Etat de droit. En effet,
ici, le discours n’est plus le véhicule de la loi. Au contraire, il est le
principe nouveau d’un décodage
universel, qui annule toute obligation. D’où l’importance de la cohérence de ce
discours.
L’emprisonnement tient une place particulière
dans l’arsenal des châtiments. « Parce qu’il est incapable de répondre à
la spécificité des crimes. Parce qu’il est dépourvu d’effets sur le public.
Parce qu’il est inutile à la société, nuisible même : il est coûteux, il
entretient les condamnés dans l’oisiveté, il multiplie leurs vices. Parce que
l’accomplissement d’une telle peine est difficile à contrôler et qu’on risque
d’exposer les détenus à l’arbitraire de leurs gardiens. Parce que le métier de
priver un homme de sa liberté et de le surveiller en prison est un exercice de
tyrannie. »[66]
La prison, alors, est mal vue, car elle n’est pas compatible avec la
peine-effet. Pourtant, la prison prend vite une place centrale dans le
dispositif de sécurité. En effet, alors que le supplice nécessite un public
pour être efficace, la prison agit de manière opposée, à l’abri du regard.
C’est au XIXe siècle le seul remède qui s’impose à la délinquance. Cela a pu
néanmoins surprendre, car son rôle est d’« être une prise de gage sur la
personne et sur son corps : ad
continendos homines, non ad puniendos, dit l’adage ; en ce sens,
l’emprisonnement d’un suspect a un peu le même rôle que celui d’un débiteur.
Par la prison, on s’assure de quelqu’un, on ne punit pas »[67].
Or, si l’enfermement dans des maisons de force
rappelle les lettres de cachet, cette pratique répressive complétait, voire
s’opposait, à la justice régulière. Aujourd’hui, les helplines ou permanences téléphoniques pour signaler les cas de
radicalisation fonctionnent de la même manière. Il s’agit d’une pratique
arbitraire. « Sans doute, nous dit Foucault à propos des protestations
qu’a soulevé cette pratique, ces protestations venues d’horizons si divers
concernent non pas l’emprisonnement comme peine légale, mais l’utilisation
« hors la loi » de la détention arbitraire et indéterminée. Il n’en
demeure pas moins que la prison apparaissait, d’une façon générale, comme
marquée par les abus du pouvoir. »[68]
Mais alors comment la prison a-t-elle pris une
position aussi centrale dans le dispositif de sécurité ? La prison a pris
une telle position à cause de « quelques grands modèles d’emprisonnement
punitif » qui sont apparus au XVIIIe siècle. Ces modèles venaient
d’Angleterre et d’Amérique. Le premier, cependant, est « le Rasphuis
d’Amsterdam ouvert en 1596 ». Ce qui est notable, c’est qu’une réforme
spirituelle y était encouragée. « Historiquement, il fait le lien entre la
théorie, caractéristique du XVIe siècle, d’une transformation pédagogique et
spirituelle des individus par un exercice continu, et les techniques
pénitentiaires imaginées dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. »[69]
Ensuite, nous trouvons la maison de force de Gand, qui a pour but de lutter
contre l’oisiveté. « La raison donnée, c’est que l’oisiveté est la cause
générale de la plupart des crimes. »[70] On
croyait alors à la vertu du travail, censé former les gens réticents au
travail. « Cette si utile pédagogie reconstituera chez le sujet paresseux
le goût du travail, le replacera de force dans un système d’intérêts où le
labeur sera plus avantageux que la paresse, formera autour de lui une petite
société réduite, simplifiée et coercitive où apparaîtra clairement la
maxime : qui veut vivre doit travailler. »[71] D’où
l’importance du concept d’homo œconomicus,
car il faut pouvoir corriger l’individu de telle sorte qu’il prenne goût au
travail et puisse gagner les moyens de sa subsistance honnêtement. C’est
pourquoi il faut prendre le temps nécessaire de cette réforme en évitant les
peines trop courtes mais aussi les peines trop longues qui découragent le désir
de se réformer.
En Angleterre, Hanway propose l’isolement des
détenus, car « la promiscuité dans la prison fournit de mauvais exemples
et des possibilités d’évasion dans l’immédiat, de chantage ou de complicité
pour l’avenir »[72].
C’est pourquoi l’isolement est nécessaire, mais il est encore plus nécessaire
dans le sens où l’isolement permet un retour de soi sur soi, une réforme
morale. « La cellule, cette technique du monachisme chrétien et qui ne
subsistait plus qu’en pays catholique, devient dans cette société protestante
l’instrument par lequel on peut reconstituer à la fois l’homo œconomicus et la conscience religieuse. »[73]
Aux Etats-Unis, ce sont Howard et Blackstone
qui mettent en œuvre cette conception « réformatoire » de la prison.
« L’incarcération, à des fins de transformation de l’âme et de la
conduite, fait son entrée dans le système des lois civiles. Le préambule de la
loi, rédigé par Blackstone et Howard, décrit l’emprisonnement individuel dans
sa triple fonction d’exemple redoutable, d’instrument de conversion, et de
condition pour un apprentissage : soumis « à une détention isolée, à
un travail régulier et à l’influence de l’instruction religieuse »
certains criminels pourraient « non seulement inspirer l’effroi à ceux qui
seraient tentés de les imiter, mais encore se corriger eux-mêmes et contracter
l’habitude du travail ». »[74] D’autres
centres pénitenciers aux Etats-Unis développent des aspects différents mais
allant globalement dans le même sens, à savoir la réforme morale. En effet,
Walnut Street, par ex., met l’accent sur le « principe de la non-publicité
de la peine » : « Si la condamnation et ce qui l’a motivée
doivent être connus de tous, l’exécution de la peine, doit se faire dans le
secret ; le public n’a pas à intervenir ni comme témoin, ni comme garant
de la punition ; la certitude que, derrière les murs, le détenu accomplit
sa peine doit suffire à constituer un exemple »[75]. C’est
là la première pierre à l’édification d’une mystique en politique.
En effet, c’est dans le processus secret de la
réforme morale imposée par l’Etat que l’individu délinquant doit se
transformer. Dès lors que cette transformation se fait à l’abri des regards,
nous comprenons qu’il fait l’objet d’un savoir expert sur lequel les autorités
ont la main. Les autorités qualifient le spirituel. Elles « imposent une
transformation de l’individu tout entier – de son corps et de ses habitudes par
le travail quotidien auquel il est contraint, de son esprit et de sa volonté,
par les soins spirituels dont il est l’objet »[76]. Le
secret est donc la manière par laquelle l’Etat peut affirmer son autorité sur
les sujets qui ont rompu le pacte social. D’où l’importance des aumôniers ou de
toute personne édifiante permettant cette réforme morale. Mais d’où, aussi, le
problème de la radicalisation et de l’islam radical en prison. Car loin de
réformer des sujets dans son sens, l’Etat en perd, pire : en fait des
ennemis absolus. La mystique du politique devient alors contre-productive. Mais
l’est-elle réellement ? Car, si l’on regarde bien, nous basculons à
nouveau, avec la lutte contre le terrorisme, hors d’une conception positive du
droit. Parce que la généralisation des luttes asymétriques entre les Etats,
d’une part, et les individus, de l’autre, tend à une forme de guerre civile
généralisée. Dès lors que la guerre civile généralisée est actée par
différentes mesures policières et juridiques suspendant de facto les droits fondamentaux des citoyens, le politique devient
une sphère autonome où la décision, véritablement, se prend. C’est la raison
pour laquelle les activités de renseignement de l’Etat prennent une place
stratégique dans le processus de décision. Car, plus les services de
renseignement en savent sur les individus, plus les autorités compétentes
seront en mesure de déterminer les soins nécessaires pour détruire les
anciennes habitudes criminelles. D’où l’importance de l’observation, dans les
différentes institutions disciplinaires. D’où l’importance, également, de la
prise de notes, au jour le jour, au sujet du comportement des individus, de la
part du personnel administratif (surveillants, enseignants, éducateurs,
psychologues, etc.) : « Tout un savoir individualisant s’organise qui
prend pour domaine de référence non pas tellement le crime commis (du moins à l’état
isolé) mais la virtualité de dangers que recèle un individu et qui se manifeste
dans la conduite quotidiennement observée. La prison fonctionne là comme un
appareil de savoir. »[77] Et
un appareil de savoir qui cherche à déterminer la dangerosité des individus en
fonction de la récidive, de la répétition probable du crime. D’où le concept
central de l’habitude.
Ces différents modèles, en résumé, cherchent à
éviter la récidive. « Ce sont des dispositifs tournés vers l’avenir, et
qui sont aménagés pour bloquer la répétition du méfait. »[78] Ainsi,
la prévention prend le pas sur la répression. D’où l’importance de la
« technique corrective ». C’est pourquoi le « système des peines
doit être ouvert aux variables individuelles »[79]. Les
divergences, cependant, apparaissent au niveau de la technique. Quelle
technique faut-il pour corriger les individus ?
Car, ce n’est pas tant au niveau du droit que
ça se joue, mais dans le rapport entre l’âme et le corps. Si l’on met la
priorité sur l’âme, ce sont les représentations qu’on cherchera à corriger.
C’est-à-dire qu’on cherchera à associer l’infraction à la punition. Si l’on met
la priorité sur le corps, « c’est le temps, ce sont les gestes et les
activités de tous les jours »[80]
qu’on cherchera à contrôler. C’est-à-dire qu’on cherchera à modifier les
habitudes. Ici, le « corps et l’âme, comme principes des comportements,
forment l’élément qui est maintenant proposé à l’intervention punitive »[81].
L’intervention punitive, en effet, tend ici à se confondre avec la manipulation
ou avec l’ingénierie sociale. Nous comprenons alors l’importance des exercices,
dans la répétititon et de l’automatisme. Il s’agit de créer un sujet obéissant.
L’accent mis sur la punition plutôt que sur la représentation a l’avantage
d’être secret et d’être mis en pratique par un personnel spécialisé. « Or
ces deux conséquences – secret et autonomie dans l’exercice du pouvoir de punir
– sont exhorbitantes pour une théorie et une politique de la pénalité qui se
proposaient deux buts : faire participer tous les citoyens au châtiment de
l’ennemi social ; rendre l’exercice du pouvoir de punir entièrement
adéquat et transparent aux lois qui publiquement le délimitent. »[82] De
nos jours, en quelque sorte, nous sommes soumis au même problème. D’un côté, la
lutte contre terrorisme (prévention) nécessite la participation du public pour
la détection de cas de radicalisation ; de l’autre, la lutte
antiterroriste (répression) nécessite la production d’un savoir expert que seul
permet le secret. Le risque, bien entendu, dans le second cas, est de tomber
dans l’arbitraire.
Dans le premier cas, société de contrôle et
dans le second, tyrannie de l’expert. La prison intervient dans ce dernier
comme lieu d’observation d’où sortira un savoir sur les délinquants. Or, comme
nous le savons, de nos jours, la prison pose un problème dans le sens où elle
est un incubateur de radicalisations. Plus qu’elle n’aide, la prison inquiète.
D’où l’intérêt nouveau pour la discussion. Car la discussion permet de mettre à
jour les conflits que couve la société. L’expression, dès lors, est perçue
comme une thérapie qui, pour être efficace, nécessite le public. Cela explique
notre intérêt pour la philosophie de John Dewey, mais la philosophie de
Foucault a l’avantage de nous expliquer la raison pour laquelle la prison s’est
imposée. Technologie de pouvoir qui, rappelons-le, est particulièrement remise
en question de nos jours.
III
Discipline
La discipline est l’objectif même de la prison,
car la prison est le lieu secret par excellence. Et, étant donné que c’est dans
le secret que l’on parvient à dresser les corps, le secret est la condition
pour soumettre les individus, les amener à obéir. Parce que le secret, c’est la
possibilité d’un savoir détenu par des spécialistes qui travaillent pour le gouvernement.
C’est, en d’autres termes, la possibilité d’un savoir technico-politique.
« Est docile un corps qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui
peut être transformé et perfectionné. »[83] La
docilité est ainsi la condition du bon fonctionnement d’un appareil
administratif. Or, ce qui est nouveau au XVIIIe siècle, c’est la volonté
d’entrer dans la mécanique interne des corps pour manipuler. Ensuite, c’est
l’accent mis sur l’exercice. Et, finalement, c’est le contrôle ininterrompu sur
le processus. « Ces méthodes, nous dit Foucault, qui permettent le
contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement
constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité, c’est
cela qu’on peut appeler les « disciplines ». »[84] Les
disciplines, en effet, ont fait au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles l’objet
d’une soumission au pouvoir politique. La question était : comment à
moindre frais obtenir l’obéissance ?
Il fallait, d’une certaine manière, démonter le
corps et le remonter. C’est ainsi qu’une « anatomie politique » ou
une « mécanique du pouvoir » était en train de naître :
« elle définit comment on peut avoir prise sur le corps des centres, non
pas simplement pour qu’ils fassent ce qu’on désire, mais pour qu’ils opèrent
comme on veut, avec les techniques, selon la rapidité et l’efficacité qu’on
détermine »[85].
D’un côté, dès lors, on augmentait l’efficacité du corps, d’où l’aspect
économique ; de l’autre, on accroissait sa soumission au pouvoir, d’où
l’aspect politique. Mais, c’est à tâtons que s’est constitué ce savoir
technico-politique, cette « microphysique » du pouvoir. « La
discipline est une anatomie politique du détail. »[86] Et
c’est dans le détail justement qu’une science de l’infiniment petit permet
d’agir de telle sorte que des effets majeurs en ressortent. « La mystique
du quotidien y rejoint la discipline du minuscule. »[87] Car,
c’est au jour le jour, dans l’attention du détail que nous sommes à même de
détecter ces petites déviances qui peuvent déstabiliser l’ensemble. Aussi,
vouloir prévenir le plus en amont possible les comportements à risque nécessite
d’être attentif aux moindres détails. « La minutie des règlements, le
regard vétilleux des inspections, la mise sous contrôle des moindres parcelles
de la vie et du corps donneront bientôt dans le cadre de l’école, de la
caserne, de l’hôpital ou de l’atelier un contenu laïcisé, une rationalité
économique ou technique à ce calcul mystique de l’infime et de l’infini. »[88] De
cette attention au détail est né un savoir sur l’homme.
Ce savoir sur l’homme qui a pour but
l’obéissance à travers la discipline fonctionne d’abord avec un contrôle de
l’espace, notamment avec la création d’espaces fermés (écoles, asiles, hôpitaux,
ateliers, etc.). Mais, en dehors de ces espaces fermés, il faut pouvoir
instaurer un « espace analytique », ce que fournissent à présent les
données de nos smartphones, mais ce
qui est aussi conçu à travers les smart
cities. Avant cela, l’architecture permettait de créer cet espace
analytique. En effet, le codage de l’espace était possible via une architecture fonctionnaliste, une sorte de sémio-technique
de l’espace où il s’agissait d’abord de surveiller le flux des personnes et des
marchandises puis de séparer les individus malades des bien portants.
Cependant, c’est l’usine surtout qui met l’accent sur l’utilité des individus,
leur répartition, leur fonction et leur place dans la hiérarchie.
Toutes
ces mises en série forment une grille permanente : les confusions s’y
défont : c’est-à-dire que la production se divise et que le processus de
travail s’articule d’une part selon ses phases, ses stades ou ses opérations
élémentaires, et de l’autre, selon les individus qui l’effectuent, les corps
singuliers qui s’y appliquent : chaque variable de cette face – vigueur,
promptitude, habilité, constance – peut être observée, donc caractérisée,
appréciée, comptabilisée, et rapportée à celui qui en est l’agent particulier.
Ainsi épinglée de façon parfaitement lisible à toute la série des corps
singuliers, la force de travail peut s’analyser en unités individuelles.[89]
C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle se structure
l’enseignement. En effet, alors que le maître passait auparavant auprès de
chaque élève pendant que les autres attendaient, l’enseignement s’est
généralisé à tous, ce qui permettait à l’enseignant de contrôler tous ses
élèves, de les faire travailler simultanément, tout en les hiérarchisant et en
les récompensant en fonction de leurs efforts et de leurs résultats. Un espace
confus est donc devenu un espace complexe où les « cellules », les
« places » et les « rangs » fixent la valeur des individus
et permettent des échanges entre eux. On l’aura compris, il s’agit d’une
meilleure gestion économique de la masse. « La première des grandes
opérations de la discipline, c’est donc la constitution de « tableaux
vivants » qui transforment les multitudes confuses, inutiles ou
dangereuses, en multiplicités ordonnées. […] Le tableau, au XVIIIe siècle, c’est
à la fois une technique de pouvoir et une procédure de savoir. »[90]
Foucault signale, cependant, qu’une différence de nature distingue le tableau
économique de la répartition disciplinaire. Le tableau économique procède à une
homogénéisation des valeurs sous la forme monétaire tandis que la répartition
disciplinaire procède à des séparations qui débouchent sur une
« microphysique d’un pouvoir qu’on pourrait appeler
« cellulaire » »[91]. Mais
l’un et l’autre ne sont pas séparés. Le tableau économique et la répartition
disciplinaire fonctionnent, en quelque sorte, comme le calcul infinitésimal,
qui comprend le calcul différentiel et le calcul intégral, c’est-à-dire ce qui
sépare et ce qui unit.
La gestion du temps vient ensuite comme un
corrélat de l’espace complexe. En effet, sur le modèle monacal, les
institutions disciplinaires devaient établir des scansions pour forger des
habitudes et créer une mécanique. « La rigueur du temps industriel, nous
dit Foucault, a gardé longtemps une allure religieuse ; au XVIIe siècle,
le règlement des grandes manufactures précisait les exercices qui devaient
scander le travail »[92]. De
plus, si politique il y a, la répartition disciplinaire voit avec le temps une
utilité stratégique dans le sens où il détourne les individus de l’oisiveté en
les retenant à des tâches utiles. D’où la conception d’« un temps
intégralement utile »[93]. Cette
utilité était d’autant plus redoutable qu’elle pouvait devenir une seconde
nature et dérouler des gestes automatiquement. En effet, le but de
l’intériorisation par la répétition des gestes était d’implanter un schéma, une
trame, dans le cerveau, « une sorte de schéma anatomo-chronologique du
comportement »[94].
Dans ce sens, les travaux de Pierre Janet sur l’automatisme psychologique sont
tout à fait intéressants. Car Janet a montré qu’une série de gestes complexes
socialement connotés pouvait être exécuté sans le secours de la conscience.
Cela nous pose la question de l’« intellect agent » d’Aristote. Est-ce
qu’une intelligence indépendante peut prendre possession de notre corps ?
En effet, la question est complexe, car l’on peut penser que les schèmes de comportement
véhiculés de nos jours par les médias nous pousseraient à nous comporter d’une
certaine manière ou à déployer une série de gestes complexe socialement
connotés comme « terroristes », par ex. Cela sans le secours de la
conscience, uniquement à force de répétition du schème par les médias. « On
a là un exemple de ce qu’on pourrait appeler le codage instrumental du
corps. »[95]
On a là, plus précisément, deux séries parallèles de gestes et d’idées dont on
s’est aperçu, dans un contexte spontané, qu’un élément discret de l’une fait
intervenir un élément précis de l’autre. C’est ce qu’on appelait au XIXe siècle
le dualisme et le parallélisme psychophysiologique. L’instrumentalisation du
corps intervient dès lors qu’on procède au codage d’une série d’idées et de
gestes déterminés en vue d’un but précis ; par ex., le
« terrorisme ». À qui sert ce but ? Telle est la question que
nous devons nous poser.
Si Foucault parle, lui, de manipulation de
l’objet dans le devenir machine de l’homme, nous parlons, nous, avant tout de
schème qui permet sa manipulation. Mais nous pensons que l’un et l’autre se
valent, car le virtuel et le réel, ici, se mêlent. C’est d’ailleurs le propre
de l’approche instrumentale que de confondre les deux dimensions :
« plus on décompose le temps, plus on multiplie ses subdividisions, mieux
on le désarticule en déployant ses éléments internes sous un regard qui les
contrôle, plus alors on peut accélérer une opération, ou du moins les régler
selon un optimum de vitesse »[96]. De
cet impératif d’optimisation naît un savoir technique sur l’homme qui, peu à
peu, va tenir compte de ses forces naturelles afin d’éviter les ruptures. D’où
l’importance de la psychologie.
Ce savoir technique va amener une autre manière
d’enseigner. Alors que l’apprenti apprenait directement au contact de son
maître, la matière du savoir va être divisée et enseignée par plusieurs maîtres
dans un temps lui-même optimisé et rationalisé. Ainsi, les « disciplines,
qui analysent l’espace, qui décomposent et recomposent les activités, doivent
être aussi comprises comme des appareils pour additionner et capitaliser le
temps »[97].
Ce temps compris comme une force sera bien entendu investi par les militaires,
mais la discipline militaire elle-même va devenir le modèle de l’apprentissage.
« C’est ce temps disciplinaire, nous dit Foucault, qui s’impose peu à peu
à la pratique pédagogique – spécialisant le temps de formation et le détachant
du temps adulte, du temps du métier acquis ; aménageant différents stades
séparés les uns des autres par des épreuves graduées ; déterminant des
programmes, qui doivent se dérouler chacun pendant une phase déterminée, et qui
comportent des exercices de difficulté croissante ; qualifiant les
individus selon la manière dont ils ont parcouru ces séries. »[98] Transmettre
un savoir technique, en effet, demande un agencement du temps différent et ce,
en ayant à l’esprit les progrès de la discipline elle-même. C’est pourquoi la
pédagogie analytique va de pair avec la production d’un savoir sur l’homme.
D’où le rapport privilégié entre la pédagogie et la psychologie. « Chaque
palier dans la combinatoire des éléments doit s’inscrire à l’intérieur d’une
grande série temporelle, qui est à la fois une marche naturelle de l’esprit et
un code pour les procédures éducatives. »[99]
Pour le problème qui nous occupe, à savoir le
problème de la radicalisation et de la déradicalisation dans la ville de
Lausanne et dans le canton de Vaud, cette division du temps pour l’assimilation
d’un savoir technique amène justement à se poser la question de la durée en
tant que temps vécu. En effet, le philosophe Henri Bergson, dès la fin du XIXe
siècle, a cherché à montrer comment l’organique devait se juxtaposer au
mécanique. C’est là où notre intérêt pour la durée intervient. Car, si un
savoir technique demande une division du temps comme unité-force ou
temps-capital, le sujet qui se raconte procède également selon une sériation
que les réseaux sociaux permettent de nos jours de bien comprendre. En effet,
le psychologue William James a bien montré comment nous agissons en fonction
d’états de conscience et comment ces derniers sont transformés en retour par
nos actions. Or, c’est le contrôle de cette sériation (ou flux de conscience)
qui permettra au pouvoir de prendre le contrôle des individus. Comme le dit
Foucault :
La mise
en « série » des activités successives permet tout un investissement
de la durée par le pouvoir : possibilité d’un contrôle détaillé et d’une
intervention ponctuelle (de différenciation, de correction, de châtiment,
d’élimination) en chaque moment du temps ; possibilité de caractériser,
donc d’utiliser les individus selon le niveau qui est le leur dans les séries
qu’ils parcourent ; possibilité de cumuler le temps et l’activité, de les
retrouver, totalisés et utilisables dans un résultat dernier, qui est la
capacité finale d’un individu. On ramasse la dispersion temporelle pour en
faire un profit et on garde la maîtrise d’une durée qui échappe. Le pouvoir
s’articule directement sur le temps ; il en assure le contrôle et en
garantit l’usage.[100]
En effet, cet accent mis sur la durée du savoir
technique est tout à fait pertinent selon nous, car le mécanique et l’organique
s’entremêlent ici dans une série, celle qui permet au sujet de l’action de se
raconter et de se comprendre en tant qu’individu pris dans un processus. C’est
pourquoi nous misons sur la techno-génétique des textes pour comprendre la
production de l’identité toujours fuyante mais toujours recodable. Or, si les
procédés disciplinaires changent de nos jours en fonction de la Révolution
numérique, leur structure telle que l’a montrée Michel Foucault n’a pas
changé : « Les procédés disciplinaires font apparaître un temps
linéaire dont les moments s’intègrent les uns aux autres, et qui s’oriente vers
un point terminal et stable »[101]. Cette
linéarité et ce point terminal ne sont pas sans rappeler le continuum et l’instrumentalisme chez
John Dewey, qui fut particulièrement attentif à l’influence de Darwin en
philosophie. « Or, il faut se rappeler, nous dit Foucault, qu’au même
moment, les techniques administratives et économiques du contrôle faisaient
apparaître un temps social de type sériel, orienté et cumulatif :
découverte d’une évolution en termes de « progrès ». »[102] D’où
l’intérêt pour l’approche génétique : génétique de l’espèce (phylogenèse) et
génétique des individus (ontogenèse). L’histoire des civilisations, dès lors,
est devenue l’enjeu d’une lutte politique au niveau international. Car il ne s’agissait
pas moins d’avoir le dernier mot sur l’Histoire. « L’historicité « évolutive »,
telle qu’elle se constitue alors – et si profondément qu’elle est encore
aujourd’hui pour beaucoup une évidence – est liée à un mode de fonctionnement
du pouvoir. »[103]
La lutte des espèces étant alors politique, les
idiosyncrasies que présentaient les individus relevaient de la psychologie. Il
fallait en effet corriger les écarts individuels trop grands en fonction de
cette ligne directrice que constituait le continuum
de l’espèce en tant que politique. Dès lors, nous pouvions considérer la ville
comme une grille, un tableau où se distribuent les individus en fonction de
leurs compétences. Celles-ci sont vues comme des points sur une ligne graduée
pour laquelle la continuité est l’impératif. Bien entendu, l’objectif était la
croissance économique de l’ensemble et l’objectif de l’Etat-providence,
semble-t-il, n’a pas changé. Ce qui a changé, cependant, c’est la
spécialisation croissante des individus. Les écarts qu’on souhaitait corriger
dès lors étaient les actes de rébellions vis-à-vis du pouvoir, non pas les
écarts de spécialisation. En effet, les écarts de fonction étaient même
encouragés dans le sens où ils participent de la constitution et du bon
fonctionnement de la société comme machine de guerre économique et politique.
De ce point de vue, on comprend que le corps puisse se constituer « comme
pièce d’une machine multisegmentaire »[104].
Cette mécanique de précision s’élabore déjà à l’école où l’élève étudie de la
manière la plus efficace les matières utiles à l’ensemble de la société et l’élève,
en retour, est étudié par le maître qui récolte les données utiles sur lui afin
de prévenir les dysfonctionnements. Les devoirs scolaires constituent en ce
sens un bon indicateur de la soumission de l’élève au pouvoir.
Du maître
de discipline à celui qui lui est soumis, le rapport est de signalisation :
il s’agit non de comprendre l’injonction, mais de percevoir le signal, d’y
réagir aussitôt, selon un code plus ou moins artificiel établi à l’avance.
Placer le corps dans un petit monde signaux à chacun desquels est attachée une
réponse obligée et une seule : technique du dressage qui « exclut
despotiquement en tout la moindre représentation, et le plus petit murmure » ;
le soldat discipliné « commence à obéir quoi qu’on lui commande ; son
obéissance est prompte et aveugle ; l’air d’indocilité, le moindre délai
serait un crime ».[105]
Ainsi, la verticalité, l’autorité, l’obéissance
sont les maîtres mots d’une pédagogie qui se veut fonctionnelle. Le rapport
entre le pouvoir et la transmission du savoir se comprend dès lors que la
société doit assumer la croissance économique. C’est la raison pour laquelle le
canton de Vaud a adopté une approche autoritaire de l’enseignement. Cette
approche, cependant, nécessite une conception planifiée de l’économie. Car on
ne peut adopter une approche militaire, disciplinaire, sans avoir une vue d’ensemble,
un plan. Ce plan, cette stratégie d’ensemble pour le canton de Vaud, repose sur
la biopolitique. Le corps, en effet, dans le canton de Vaud, fait l’objet d’un
enjeu politique, dans le sens où les troubles intérieurs, selon le canton,
commencent dans le corps.
En
résumé, on peut dire que la discipline fabrique à partir des corps qu’elle
contrôle quatre types d’individualité, ou plutôt une individualité qui est
dotée de quatre caractères : elle est cellulaire (par le jeu de la
répartition spatiale), elle est organique (par le codage des activités), elle
est génétique (par le cumul du temps), elle est combinatoire (par la
composition des forces). Et pour ce faire, elle met en œuvre quatre grandes
techniques : elle construit des tableaux ; elle prescrit des manœuvres ;
elle impose des exercices ; enfin, pour assurer la combinaison des forces,
elle aménage des « tactiques ». La tactique, art de construire, avec
les corps localisés, les activités codées et les aptitudes formées, des
appareils où le produit des forces diverses se trouve majoré par leur
combinaison calculée est sans doute la forme la plus élevée de la pratique
disciplinaire.[106]
C’est pourquoi la discipline a besoin d’un
corps éclaté en éléments multiples qu’elle peut recombiner pour en extraire une
force supérieure. En d’autres termes, la « discipline « fabrique »
des individus ; elle est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne
les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice »[107]. En
bref, nous sommes loin de l’impératif catégorique kantien pour lequel l’individu
n’est pas un moyen mais une fin.
Comme on l’aura compris, l’Etat de Vaud en tant
qu’Etat hobbesien est un pouvoir disciplinaire. Si l’on suit Foucault, ses
instruments sont : « le regard hiérarchique, la sanction
normalisatrice et leur combinaison dans une procédure qui lui est spécifique, l’examen »[108].
1) Le regard hiérarchique se fonde sur le
rapport entre le centre et la périphérie. En effet, le centre étant la place du
souverain à partir duquel réagit l’ensemble, on peut dire que le jeu de regard
crée le pouvoir. C’est ainsi qu’on comprend que le souverain est celui qui est
le plus regardé. Esse est percipi.
Mais, en retour, le souverain perçoit tous ses sujets. C’est pourquoi l’« exercice
de la discipline suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard ;
un appareil où les techniques qui permettent de voir induisent des effets de
pouvoir, et où, en retour, les moyens de coercition rendent clairement visibles
ceux sur qui ils s’appliquent »[109].
Cet appareil, c’est un dispositif institutionnel qui instaure, comme nous l’avons
vu, un espace complexe, d’où émergent des savoirs experts.
Dans l’économie planifiée, le modèle de gestion
est le camp militaire. Or, le modèle auquel pense Foucault n’est pas différent :
« Dans le camp parfait, tout le pouvoir s’exercerait par le seul jeu d’une
surveillance exacte ; et chaque regard serait une pièce dans le
fonctionnement global du pouvoir »[110].
Nous comprenons ainsi que le regard est le pouvoir.
[1] Michel
Foucault, Surveiller et punir,
Paris : Gallimard, 1975, p.14.
[2] Ibid., p.15.
[3] Ibid., p.16.
[4] Ibid., p.18.
[5] Ibid., p.20.
[6] Ibid., p.22.
[7] Ibid., p.26.
[8] Ibid., p.29.
[9] Ibid., p.34.
[10] Ibid., p.49.
[11] Ibid., p.53.
[12] Ibid., p.58.
[13] Ibid., p.59.
[14] Ibid.
[15] Ibid., pp.61-62.
[16] Ibid., pp.62-63.
[17] Ibid., p.64.
[18] Ibid., p.65.
[19] Ibid.
[20] Ibid., p.70.
[21] Ibid., p.73.
[22] Ibid., p.80.
[23] Ibid., p.82.
[24] Ibid.
[25] Ibid., p.87.
[26] Ibid., pp.92-93.
[27] Ibid., p.96.
[28] Ibid., p.99.
[29] Ibid., p.103.
[30] Ibid., p.104.
[31] Ibid., p.105.
[32] Ibid., p.106.
[33] Ibid., p.107.
[34] Ibid., pp.110-111.
[35] Ibid., p.111.
[36] Ibid., p.112.
[37] Ibid., p.113.
[38] Ibid.
[39] Ibid.
[40] Ibid., p.114.
[41] Ibid., p.115.
[42] Ibid.
[43] Ibid.
[44] Ibid., p.116.
[45] Ibid., p.117.
[46] Ibid.
[47] Ibid.
[48] Ibid.
[49] Ibid., p.118.
[50] Ibid., p.119.
[51] Ibid., p.120.
[52] Ibid.
[53] Ibid.
[54] Ibid., pp.120-121.
[55] Ibid., p.121.
[56] Ibid., p.123.
[57] Ibid., p.125.
[58] Ibid., pp.126-127.
[59] Ibid., p.128.
[60] Ibid., pp.128-129.
[61] Ibid., p.129.
[62] Ibid., p.130.
[63] Ibid.
[64] Ibid.
[65] Ibid., p.132.
[66] Ibid., p.135.
[67] Ibid., p.139.
[68] Ibid., p.141.
[69] Ibid., p.143.
[70] Ibid.
[71] Ibid., p.144.
[72] Ibid., p.145.
[73] Ibid.
[74] Ibid.
[75] Ibid., p.147.
[76] Ibid., p.148.
[77] Ibid., p.149.
[78] Ibid., p.150.
[79] Ibid., p.151.
[80] Ibid., p.152.
[81] Ibid.
[82] Ibid., p.153.
[83] Ibid., p.160.
[84] Ibid., p.161.
[85] Ibid., p.162.
[86] Ibid., p.163.
[87] Ibid., p.164.
[88] Ibid., p.165.
[89] Ibid., pp.170-171.
[90] Ibid., p.174.
[91] Ibid., p.175.
[92] Ibid.
[93] Ibid., p.177.
[94] Ibid., p.178.
[95] Ibid., p.179.
[96] Ibid., p.181.
[97] Ibid., p.185.
[98] Ibid., pp.186-187.
[99] Ibid., p.187.
[100]
Ibid., p.188.
[101]
Ibid.
[102]
Ibid.
[103]
Ibid.
[104]
Ibid., p.193.
[105]
Ibid., p.195.
[106]
Ibid., pp.196-197.
[107]
Ibid., p.200.
[108]
Ibid., p.201.
[109]
Ibid.
[110]
Ibid.
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