L'islam radical
Selon Gabriel Martinez-Gros, dans Fascination du djihad (2016), aborder la
violence de l’islam dans le texte c’est ne pas pouvoir saisir cette violence
pour deux raisons : la première est que, si l’on adhère à l’islam, on ne
peut avoir le recul critique pour considérer ses actes comme violents ; la seconde est que, si
l’on n’adhère pas à l’islam, on ne peut que se méfier de ses intentions. Le
problème, en réalité, est lié aux différentes sources sur lesquelles se basent
les uns et les autres pour argumenter. C’est la raison pour laquelle
Martinez-Gros propose un arbitre, à savoir Ibn Khaldoun (1332-1406).
Il
autorise […] à établir des distinctions qui ne sont ni morales, ni religieuses,
mais politiques et économiques, ce qui est assez nouveau.[1]
Le but étant de dés-ontologiser cette violence
et de l’inscrire dans son mouvement historique.
La
théorie d’Ibn Khaldoun […] trouve dans l’histoire chinoise une pertinence que
l’Occident médiéval et moderne lui refuse. […] Voilà donc la Chine instituée
deuxième arbitre, aux côtés d’Ibn Khaldoun, de cette nouvelle dispute dont
l’Islam est l’objet, mais qui ne peut manquer d’interroger l’Occident.[2]
En effet, afin d’éviter le débat
théologico-politique dans lequel se sont enlisés de nombreux intellectuels
français, que l’on songe à Pierre Manent ou à Marcel Gauchet, Martinez-Gros se
fonde sur la Chine et Ibn Khaldoun, parce que
La Chine
et Ibn Khaldoun nous éviteront les jugements moraux et religieux qui polluent
la question, au profit d’explications politiques et sociales assez largement
universelles dans les entités de taille impériale dont nous allons traiter.[3]
La théorie d’Ibn Khaldoun d’abord. « Cette
théorie lie le politique et l’économique, ce qui est d’une immense nouveauté au
XIVe siècle. »[4]
En effet, ni Platon, ni Aristote n’ont produit une théorie politique qui
intègre de manière conséquente la dimension économique. En fait, ce que
Martinez-Gros reproche aux Anciens et aux philosophes des Lumières c’est de ne
pas avoir su montrer que le politique a des conséquences sur le social et
l’économique et que réciproquement l’économique a des conséquences pour le
social et le politique.
Prenons ce dernier cas où l’économique a des
conséquences sur le social et le politique. Selon Ibn Khaldoun, la richesse
doit être créée par la « coercition ».
En effet,
Le
tribut qu’infligent les conquérants aux conquis, ou l’impôt qu’exige le pouvoir
de ses sujets dans les temps ordinaires, sont les conditions premières de la
prospérité.[5]
C’est que ce tribut ou cet impôt va permettre
de créer et de concentrer la richesse en un centre, à savoir une ville de
référence socio-économique et politique, la capitale. Cette capitale, en effet,
en concentrant l’argent va également concentrer les humains et permettre ainsi
la division du travail.
Ibn
Khaldoun égrène et décrit les métiers – médecins et architectes, enseignants et
juristes, copistes et libraires, charpentiers et tailleurs de pierre – qu’on ne
trouve qu’en ville, ou plutôt dont la ville est la condition nécessaire de
l’existence. Les vendeurs de perroquets prospèrent au Caire ; ils
péricliteraient, dit-il, dans des capitales plus médiocres, comme Fès ou Tunis.[6]
C’est ainsi en devenant ville que le
prélèvement de l’impôt se transcende avec la division du travail en créant une
richesse qui ne repose plus sur ce seul impôt. C’est que la concentration
humaine en ville stimule la production agricole qui voit la nécessité
d’améliorer la technique afin d’augmenter les marges, ce qui signifie que la
nourriture coûte moins chère en ville.
Nous comprenons donc que la ville et les terres
agricoles qui lui sont associées forment un tout que Martinez-Gros appelle
« empire ».
La tâche
fondamentale et fondatrice de l’Etat, c’est en effet la collecte de l’impôt,
qui permet la ville, la division du travail et l’enrichissement. Ce n’est pas
la guerre : toutes les manifestations de la force coûtent cher et
entravent ou perturbent le prélèvement fiscal. L’Etat khaldounien – qu’on
nommera désormais « empire » pour éviter la confusion avec ce que
nous appelons « Etat » depuis deux siècles – est pacifique par
définition.[7]
Il est pacifique par définition, parce que la
violence est un obstacle à la création des richesses que procure la ville. Dès
lors, pour augmenter cette richesse, ses habitants ont tout intérêt à mener une
politique pacifique en déléguant la violence aux institutions comme l’armée, la
police, la justice, etc.
On comprend alors que la priorité est donnée à
la production économique et intellectuelle. D’où la nécessité pour l’empire de
désarmer les individus.
En les
séparant de la violence, l’empire opère en effet la première de ces divisions
du travail sur lesquelles se fonde la spirale de prospérité des sociétés
« civilisées » : la séparation et la distinction de ceux qui
sont en charge de la production, qu’Ibn Khaldoun nomme sédentaires, et de ceux qui sont en charge de la violence, ou bédouins, terme qui n’a en rien ici le
sens de « nomades ».[8]
C’est cette première division du travail qui
est emblématique selon Ibn Khaldoun de l’empire. Elle marque la naissance de ce
que Max Weber appelle « la violence légale ».
Pour Ibn
Khaldoun, il n’existe pas de véritable structure d’Etat tant que les fonctions
productives et guerrières n’ont pas été clairement séparées – par une ligne de
partage ethnique, le plus souvent.[9]
C’est ainsi qu’un lien peut être établi entre
les banlieues et les guerres au Moyen-Orient. Car la violence est repoussée aux
marges de l’empire, mais par là même le centre de gravité de l’Histoire se
déplace vers les nouveaux foyers de la violence.
C’est que les anciens foyers de violence
s’éteignent avec le temps. « La tribu disparaît parce qu’elle ne sert plus
à rien, parce que l’Etat impérial pourvoit à tout. »[10]
C’est donc à un paradoxe que nous avons affaire, car l’empire n’est possible
qu’en fonction de la paix qu’il instaure mais qui le ruine. Si la conquête est
en effet possible, ce n’est que parce qu’une masse à conquérir existe.
Comprendre ce phénomène, dès lors,
c’est
donner un sens historique à la violence. Elle n’éclate dans toute sa ferveur
qu’avec la division des fonctions bédouine et sédentaire, parce que cette
dissociation organise un désarmement des immenses majorités propice à la
toute-puissance des violents.[11]
C’est que la raison d’être des violents est la
violence à l’état pur. Et ces violents, en fonction de la force de pacification
du centre, sont repoussés à la marge. Mais, s’ils parviennent à se faire reconnaître, c’est que le centre de
gravité de l’Histoire s’est déplacé de leur côté. D’où l’importance chez eux de
la reconnaissance.
Voici
donc, nous dit Martinez-Gros, ce que je nomme le système impérial. Et s’il faut
lui donner ce nom dans notre langue, plutôt que celui d’Etat, c’est que cette
langue s’est forgée dans une histoire qui fait exception à la règle impériale
que nous venons d’énoncer.[12]
En effet, l’Etat, chez nous autres Occidentaux,
ne repose pas tant sur l’impôt mais plutôt sur l’innovation technique et
scientifique. Car l’effondrement de l’Empire romain au Ve-VIe siècle de notre
ère laisse place au prélèvement seigneurial.
Le
prélèvement seigneurial qui devient la règle entre IXe et XIVe siècles en
Europe disperse la ponction fiscale – d’ailleurs faible, si on la compare à
celle des empires méditerranéens héritiers des pratiques romaines – et interdit
la mobilisation de la richesse par l’impôt, où Ibn Khaldoun voit la base de la
civilisation.[13]
Dès lors, ce qui permet à l’Europe de monter en
puissance ce n’est pas l’impôt mais l’innovation technique et scientifique qui
commence au XVIIe-XVIIIe siècle. L’innovation technique et scientifique
permettra notamment à la population de s’armer, ce qui est vrai pour les
Révolutions américaine et française.
Cependant, il semblerait que ces deux derniers
siècles où nous avons expérimenté cette conception de l’Etat soit une
parenthèse et que l’empire revient en force.
En effet, nous avons déjà vu avec le juriste
Hans Kelsen comment l’ONU est devenue un Etat mondial, c’est-à-dire un empire.
Et nous avons également vu comment son adversaire Carl Schmitt dénonce la
criminalisation de la guerre. Ici, la logique est semblable.
L’« empire »
dont il s’agirait, nous dit Martinez-Gros, ne peut être désormais que le monde
dans sa globalité, puisqu’on retrouve dans notre monde contemporain l’essentiel
des caractéristiques de l’empire, à commencer par la sédentarisation croissante
des populations, le progrès de la non-violence, ou l’éradication de la violence
désormais acquise pour les immenses majorités.[14]
Cet empire donc aiguise la violence à ses
marges, ce qui apparaît clairement avec le clivage qui s’opère entre les outsiders et les insiders, c’est-à-dire ceux qui sont exclus de l’Etat-providence et
ceux que cet Etat protège.
On
reconnaît là l’amorce de la crise finale des dynasties selon Ibn
Khaldoun : l’hypertrophie de l’appareil d’Etat y écrase une économie déjà
aniémée.[15]
Par exemple, les coûts de la santé explosent,
la population vieillit nécessitant une immigration pour maintenir dans le pays
un certain niveau de vie, la noblesse d’Etat se regroupe laissant ainsi des
territoires à l’abandon et les exclus se
radicalisent, ainsi que son élite.
Or,
l’idéologie est le plus souvent indispensable à la cristallisation et surtout
au débouché politique de la violence.[16]
D’ailleurs,
Premier
mouvement à le faire aussi nettement depuis deux siècles, le djihadisme rompt
avec la morale des masses, et se revendique en élite de guerriers.[17]
Cette « élite de guerriers », selon
Martinez-Gros, est une nouvelle aristocratie. Elle n’a que faire des aides
institutionnelles que nous lui proposons, parce qu’elle a érigé la souffrance
en valeur. Elle a de ce fait validé l’« ontologisation » de la différence.
Il est
bien sûr très improbable que ces milliers de minsucules germes de dissidence
bédouine disséminés sur le globe et séparés par d’innombrables différences de
langue, de religion, d’histoire ou de « race » - les banlieues
dissidentes n’hésitent pas à user des termes raciaux qui font reculer le
discours impérial –, puissent s’unir pour passer à l’assaut de l’empire
mondial.[18]
En fait, ce qui ressemble à des différences insurmontables
ne sont en réalité qu’une violence inhérente à la pacification des centres
urbains qui est refoulée à leurs marges. Le djihadisme, dès lors, dés-islamisé
est le vrai visage de « partisans motorisés » (Carl Schmitt),
déterritorialisés, qui se sont donnés un ennemi absolu. Cependant, pour donner
une cohérence à cette lutte, il lui faut une unité, une unité idéologique, que
fournit tout de même l’islam radical. Il serait faux selon Martinez-Gros de
dénier à la parole des djihadistes eux-mêmes le sens de leur action et ce
serait faire preuve d’un européocentrisme révolu.
L’Islam
en particulier a pris figure emblématique pour la résistance qu’il oppose à
l’Occident depuis la révolution iranienne de 1979 et les guerres du Golfe de
1990-1991 et de 2003 ; mais aussi, on le souligne moins, parce que, de
toutes les grandes cultures, l’Islam est aujourd’hui le plus fréquemment placé
dans cette situation de minorité qui le recommande à la bienveillance de
l’antiracisme.[19]
Cette bienveillance, nous dit Martinez-Gros,
est le fait de la gauche française, qui a anathématisé toute hostilité envers l’Islam. Selon elle, tout serait la faute de l’Occident, qui reste le centre du
monde. Or, Martinez-Gros cherche à montrer que ce n’est plus le cas, que le
discours tiers-mondiste ne tient plus.
L’Islam
salafiste (et djihadiste, qui en est issu) a reconquis ses mots, ses
références, ses pratiques antérieures et étrangères à la grande invasion de la
civilisation occidentale du tournant du XIXe siècle. Son dessein n’est pas de
faire de la langue de l’Occident le butin de son combat, mais d’en débarrasser
l’Islam comme si l’ère maudite de la domination impériale et coloniale de
l’Europe, avec toutes les idées malfaisantes de la Modernité, n’avait pas plus
existé qu’un cauchemar au réveil.[20]
C’est ainsi que plus aucune référence à la
pensée occidentale n’est mentionnée dans les communiqués de l’Etat islamique.
Et, contrairement à la République islamique d’Iran, l’Etat islamique ne se
revendique pas comme République mais comme califat, ce qui est en réalité une
reconquête des valeurs de l’Islam. Ce que Martinez-Gros remarque, de plus,
c’est que selon la pensée d’Ibn Khaldoun la crise des migrants actuelle est en
réalité un échange de bédouins contre des sédentaires.
Mais accepter cette interprétation, c’est
renier la centralité de l’Occident et c’est ce que Martinez-Gros dénonce chez
les universitaires, qui ont morcelé l’expertise au point de « nier l’unité
du phénomène djihadiste »[21]. En
bref, notre propre interprétation du phénomène comme résultat de l’expulsion du
religieux et de la mystique en politique serait elle-même une interprétation
tiers-mondiste qui fait de l’Occident la cause de tout conflit. C’est là encore
faire de l’Occident la matrice de l’Histoire.
À lire
distraitement la presse, on croirait que le djihad syrien est un sous-produit
du banditisme de la banlieue, parisienne ou londonienne. Cette illusion
conforte une fois encore la centralité de l’Occident, et la thèse de
l’islamisation de la violence des banlieues.[22]
C’est comme si la gauche française voulait à
tout prix maintenir les jeunes français qui ont fait le djihad sous l’autorité
politique de la France alors qu’ils ont clairement choisi le camp adverse. Ici,
Martinez-Gros ne tient pas compte d’une « ontologisation » de la
différence.
Pourtant il remarque bien que les musulmans où
qu’ils soient sont en position minoritaire ou se perçoivent comme telle. Cela
aussi participe d’une « ontologisation » de la différence, une
« ontologisation » de la différence qui étonnamment s’avère être une
force de combat efficace – malgré l’infériorité numérique.
Le
succès de ces marges abandonnées, plongées dans la plus profonde détresse,
tient précisément à la disparition de l’Etat, à la résurrection de solidarités
qu’on nommera tribales, faute de mieux. Au contraire, les succès économiques et
sociaux des régions centrales des Etats désarment leurs populations de plus en
plus urbanisées et sédentarisées, et en accroît la vulnérabilité.[23]
C’est ce que nous avons appelé ailleurs
« l’éthique de l’amitié », mais c’est en réalité une réaction aux
solidarités de l’Etat-providence, qui voit des personnes aux postes clefs
bloquer des emplois pour leurs proches. L’Etat est en fait en faillite des deux
côtés : à la fois du côté des insiders
et à la fois du côté des outsiders.
Mais, des deux côtés, la violence est à son paroxysme : la violence du
trafic de drogue pour les premiers et la violence du djihad pour les seconds.
Car la drogue couronne la prospérité des centres et le djihad, la
marginalisation des périphéries. C’est pourquoi
Le
contraste de la prospérité des centres et de la déchéance des marges recrée la
division des sédentaires et des bédouins, c’est-à-dire une dénivellation de
richesses d’une part, de combativité de l’autre, qui appelle violence, pillage
et djihad.[24]
Ce qui frappe pourtant, c’est l’identité de
nature entre la consommation de drogues et le sacrifice humain, à savoir la
« dépense inutile » de Georges Bataille. C’est que cette
« dépense inutile » justement est la caractéristique fondamentale qui
sépare la tendance suicidaire de cette violence et la folie meutrière du
fascisme, qui, elle, repose sur le peuple. Avec la « dépense
inutile », par contre, nous avons affaire à un fait individuel par
essence, qui résulte d’un choix.
La
faiblesse des Etats – naturellement croissante, dirait Ibn Khaldoun – offre
ainsi d’immenses possibilités à des forces solidaires, décidées et restreintes.
Le djihadisme illustre déjà la nouvelle allégresse des tribus. Il hérite aussi
d’une histoire islamique où ces schémas sont spontanément compris, et dont la
colonisation a renforcé le poids.[25]
En effet, l’Occident en colonisant l’Orient
avait fait de l’islam l’altérité irréductible pour s’assurer de la docilié de
la majorité. En fait, l’Occident a toujours perçu l’islam comme minoritaire.
Nous irions même jusqu’à dire comme l’essence de la minorité.
Cette essence de la minorité a d’abord rassuré
les Occidentaux face à la menace communiste. C’est pourquoi, dès 1920,
« l’Islam fut un allié, et non un sujet »[26].
Cela paraît d’autant plus étonnant que l’Islam ne sépare pas politique et
religieux.
Religion
et Etat y sont supposés indissociables : c’est ce que montre l’exemple du
Prophète, Envoyé de Dieu et chef d’Etat ; c’est ce qu’affirment toutes les
nuances de l’islamisme pour une fois unanimes dans leur condamnation de la
laïcité, qui sépare religion et politique ; c’est ce qu’admettent nombre
d’orientalistes, qui distinguent par ce trait l’Occident et sa précoce
séparation du temporel et du spirituel, de l’Islam qui confondrait les deux
ordres.[27]
Cependant Martinez-Gros, en s’appuyant sur Ibn
Khaldoun, nous explique que l’expérience historique nous montre quelque chose
de différent : « l’Islam est probablement la civilisation qui a le
plus radicalement discerné le politique bédouin et le religieux sédentaire,
parce qu’il a historiquement placé entre les deux la barrière de l’ethnicité.
L’Etat islamique réel – au sens où l’on parlait du « socialisme
réel » pour l’opposer au projet idéal des fondateurs – fut plus indépendant
de la religion que la royauté d’Occident »[28].
Ainsi, nous comprenons bien pourquoi l’ennemi
commun des Occidentaux et de l’Islam était le communisme. « La dernière
grande manifestation de l’alliance fut le djihad afghan des années
1980-1988. »[29] Mais,
après la victoire sur le communisme, l’alliance fut consommée. « L’Islam a
repris pour son compte la tête de l’opposition à l’Occident. Cependant que
l’empire se colore d’un progressisme sociétal ouvert à la diversité, aux
minorités, aux femmes, aux homosexuels, les activistes de l’islamisme déploient
au contraire les valeurs d’une droite extrême et religieuse, dont on ne saurait
dire cependant qu’elle tranche avec l’histoire moderne de l’Islam. »[30]
C’est que la laïcité d’Attatürk n’a jamais été une réalité en dehors de la
Turquie si seulement elle l’a été pour la Turquie elle-même.
De plus, ce partage entre le politique bédouin
et le religieux sédentaire n’est qu’une division apparente, puisque l’un et
l’autre sont indissociablement liés.
Fidèle à
la vision unanime des auteurs médiévaux, il ne sépare pas la religion de son
incarnation impériale, ou du moins de sa forme politique. Par définition, la
religion est ce qui donne corps et forme à un peuple, et à l’inverse, un peuple
se définit d’abord par sa religion. La preuve de la véracité de la religion,
c’est qu’elle règne. Le christianisme, c’est Rome – et les chrétiens sont
couramment nommés Rûm,
« Romains » ; le judaïsme, c’est le royaume d’Israël ;
l’islam (la religion musulmane), c’est l’Islam (l’empire islamique) ; s’il
l’avait mieux connue, Ibn Khaldoun aurait ajouté que le bouddhisme, c’est la
Chine.[31]
Telle était la conception théologico-politique
d’Ibn Khaldoun. Cependant, la renaissance de l’Islam que Martinez-Gros croit
percevoir de nos jours n’a plus grand chose à voir avec cette conception
impériale de la religion, puisque les Etats religieux de nous connus, à savoir
les Etats-Unis d’Amérique et l’Etat d’Israël sont des Etats dont l’Europe est
la matrice. En bref, nous retomberions dans le discours tiers-mondiste que
dénonce Martinez-Gros. Pour Martinez-Gros, nous aurions affaire à des empires.
La
fondation de ces empires religieux suppose donc à la fois une croyance
prosélyte – une dawa, un appel, une
cause – et ce qu’Ibn Khaldoun nomme une assabiya,
c’est-à-dire un rassemblement de solidarités tribales ou bédouines animées par
cette cause religieuse et par l’ambition commune de conquérir l’espace
sédentarisé dont l’existence d’un empire est inséparable. En un mot, un empire
naît d’une conquête souvent dictée par une foi religieuse.[32]
Mais Martinez-Gros indique que le judaïsme, le
christianisme et le bouddhisme ont combiné différemment la dawa à l’assabiya. Les
Hébreux ont bien une foi mais, au temps d’Ibn Khaldoun, pas d’Etat. Et les
chrétiens faisaient déjà face à un empire qu’ils ont conquis sans violence. Finalement, les bouddhistes ont eu un destin
similaire en Chine où ils firent face à un empire déjà constitué.
Dans
aucun de ces cas – judaïsme, christianisme, bouddhisme –, la religion et
conquête (dawa et assabiya) n’ont coïncidé, au contraire
de l’Islam. La geste fondatrice de l’Islam confond en effet déploiement bédouin
et message religieux, fonctions de guerre et fonctions du sacré dans la
personne du Prophète, puis, dans une moindre mesure, dans celle de ses
Compagnons les premiers califes. La preuve de cette union, c’est le califat,
succession du Prophète à la tête du peuple et dans tous les pouvoirs qu’il a
exercés – à l’exception de la prophétie, bien sûr ; et c’est le djihad, qu’il
a ordonné et que ses Compagnons ont mené à bien en lançant les Arabes à la
conquête du monde.[33]
Ainsi, si l’islam est la religion bédouine par
excellence, le bouddhisme et le christianisme sont celles des sédentaires.
Cependant, aussitôt que l’islam s’est fait empire, la même division bédouine et
sédentaire s’est opérée et l’islam s’est vue du côté des sédentaires.
Pendant
la plus grande part de son histoire, après le XIe siècle, l’Islam admet donc la
même division des guerriers (turcs) et des lettrés (arabes ou persans) que
l’Occident ou la Chine – une division plus accentuée qu’en Occident puisqu’elle
est soulignée par une fracture ethnique.[34]
Cette fracture signifie qu’entre les
intellectuels et les guerriers, l’échange n’est plus vraiment possible. Les
guerriers ne veulent pas lire et les écrits des intellectuels ne peuvent pas
être mis en œuvre.
On
imagine en général les djihadistes plongés dans la lecture du Livre Saint, dont
ils feraient une lecture littérale et qu’on suppose fausse ; on les croit
obsédés par l’application stricte du droit, par les minuties de la vie
quotidienne, par les mesquineries d’une religion du rite, par l’imposition de
la charia et de ses châtiments. Sans doute, puisque la religion musulmane à
leurs yeux le commande. Mais leur grande passion, c’est l’histoire des premiers
âges de l’Islam, du Prophète et de ses Compagnons conquérants, c’est-à-dire
l’histoire de leurs guerres. Le djihadisme, comme les grands totalitarismes du
XXe siècle, est un récit historique sacralisé.[35]
D’où, pour reprendre le titre d’un ouvrage
d’Ernst Jünger, « la guerre comme expérience intérieure ». Mais ce
qui étonne, si l’on prend en compte l’histoire, c’est que, contrairement aux
guerres de religion qui se sont déroulées en Occident, les guerres de religion
dans l’islam ont été permanentes, aussitôt qu’un pouvoir s’affaisse.
On aura
compris que la violence politique de l’Islam est désamorcée quand la
prédication sédentaire (dawa) et la
capacité au combat bédouine (assabiya)
sont soigneusement séparées, écartées l’une de l’autre comme les deux fils
d’une ligne électrique. Au contraire, le contact est établi et la violence
amorcée quand la prédication gagne la montagne ou le désert.[36]
Ainsi nous comprenons que les marges violentes
de l’empire trouvent une raison d’attaquer les centres urbains au contact d’une
élite religieuse et intellectuelle elle-même marginalisée. C’est pourquoi nous
pouvons dire avec Ibn Khaldoun que
l’Etat
islamique, dans son histoire, a inéluctablement poussé, par son pacifisme
impérial, à l’amputation de cette part du discours musulman qui lui faisait
obligation du djihad ; et qu’il a donc non moins inévitablement offert ce
secours idéologique à ses ennemis et aux tribus des confins. Socialement
marginalisée par définition, la révolte en Islam occupe ainsi souvent le centre
du champ idéologique, comme c’est aujourd’hui le cas.[37]
En effet, l’islam radical de nos jours est de
nouveau le discours idéologique de la marge, mais, dirions-nous, dans une
ampleur sans précédent. Il n’est pas certain, d’ailleurs, que l’interprétation
littérale du Coran soit le problème de la radicalisation, mais plutôt le
processus d’individuation qui lui est sous-jacent. Car, ce processus
d’individuation amène à concevoir un Etat religieux à travers une réflexion
philosophique qui met au premier plan le concept et cela passe par un travail
du négatif faisant de la violence une nécessité pour la manifestation de la
foi. C’est justement à travers ce discours à consonnance hégélienne que nous
pouvons dire avec Martinez-Gros que l’Histoire se trouve du côté de la
violence.
Par
définition, l’Histoire est un projet qu’on se donne, une identité qu’on
déclare, un combat qu’on veut mener, un choix qu’on fait devant l’immensité
ouverte de l’avenir, en en trouvant les raisons dans son passé : The ground we stand on (« Le sol
sur lequel nous nous dressons »), pour le dire comme l’écrivain John Dos
Passos en 1941, à l’heure où les Etats-Unis allaient entrer en guerre.[38]
Mais maintenant que l’empire américain est
hégémonique, reconnaître un ennemi, en soi, est une menace à son hégémonie.
Car, il ne doit avoir d’horizon que lui-même. La présence d’un ennemi lui
signifierait que son hégémonie lui est disputée. C’est un affront qu’il ne peut
reconnaître. D’où les opérations de police, mais pas la guerre.
Si
l’ennemi est nommé, si des valeurs et une Histoire sont proclamées, si des
frontières sont rétablies entre ce que l’on défend et ce que l’on rejette en
toute connaissance de cause, il n’y a plus d’empire […].[39]
C’est ainsi que nous basculons selon
Martinez-Gros « vers un système impérial »[40].
Ce n’est
que la première grande insurrection des confins de notre empire mondial, la
plus spectaculaire, la plus dangereuse pour l’heure. La vaincre est notre tâche
la plus urgente.[41]
Mais comment faire ? Comment l’Etat de
droit peut-il lutter contre ce qui menace son existence même en l’amenant à
sortir du droit ? Car sortir du droit nécessite, selon Carl Schmitt, de
désigner l’ennemi et, par conséquent, de sortir de la démocratie en se
soumettant à la protection des violents. C’est que
La
configuration impériale exclut la démocratie et réserve les jeux violents du
pouvoir aux infimes minorités qui ont déposé sur la table du jeu la mise de
leurs propres vies.[42]
Martinez-Gros nous dit alors en guise de
conclusion qu’il sera nécessaire pour nous d’opposer à la violence des bédouins
la force démocratique, ce que, pour ma part, j’ai appelé le libéralisme radical. Et cela passe par
la nécessité d’éviter que la société se fracture entre insiders et outsiders,
entre sédentaires et bédouins, une fracture que l’Etat-providence seul
provoque, en réalité. Il faut donc lutter à tout prix contre l’Etat-providence,
qui fait que certains sont dans le système, protégés, et que d’autres en sont
exclus, se trouvant ainsi à la merci de la marge violente.
Que ces
violents soient des djihadistes, des cartels de la drogue ou des milices
minoritaires levées contre le djihadisme ou les cartels, l’essentiel est que la
victoire ne soit pas celle de minorités qui poseront toujours, inéluctablement,
la question de savoir si nous avons mérité d’être libres.[43]
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