L'islam radical


Selon Gabriel Martinez-Gros, dans Fascination du djihad (2016), aborder la violence de l’islam dans le texte c’est ne pas pouvoir saisir cette violence pour deux raisons : la première est que, si l’on adhère à l’islam, on ne peut avoir le recul critique pour considérer ses actes comme violents ; la seconde est que, si l’on n’adhère pas à l’islam, on ne peut que se méfier de ses intentions. Le problème, en réalité, est lié aux différentes sources sur lesquelles se basent les uns et les autres pour argumenter. C’est la raison pour laquelle Martinez-Gros propose un arbitre, à savoir Ibn Khaldoun (1332-1406).

Il autorise […] à établir des distinctions qui ne sont ni morales, ni religieuses, mais politiques et économiques, ce qui est assez nouveau.[1]

Le but étant de dés-ontologiser cette violence et de l’inscrire dans son mouvement historique.

La théorie d’Ibn Khaldoun […] trouve dans l’histoire chinoise une pertinence que l’Occident médiéval et moderne lui refuse. […] Voilà donc la Chine instituée deuxième arbitre, aux côtés d’Ibn Khaldoun, de cette nouvelle dispute dont l’Islam est l’objet, mais qui ne peut manquer d’interroger l’Occident.[2]

En effet, afin d’éviter le débat théologico-politique dans lequel se sont enlisés de nombreux intellectuels français, que l’on songe à Pierre Manent ou à Marcel Gauchet, Martinez-Gros se fonde sur la Chine et Ibn Khaldoun, parce que

La Chine et Ibn Khaldoun nous éviteront les jugements moraux et religieux qui polluent la question, au profit d’explications politiques et sociales assez largement universelles dans les entités de taille impériale dont nous allons traiter.[3]

La théorie d’Ibn Khaldoun d’abord. « Cette théorie lie le politique et l’économique, ce qui est d’une immense nouveauté au XIVe siècle. »[4] En effet, ni Platon, ni Aristote n’ont produit une théorie politique qui intègre de manière conséquente la dimension économique. En fait, ce que Martinez-Gros reproche aux Anciens et aux philosophes des Lumières c’est de ne pas avoir su montrer que le politique a des conséquences sur le social et l’économique et que réciproquement l’économique a des conséquences pour le social et le politique.

Prenons ce dernier cas où l’économique a des conséquences sur le social et le politique. Selon Ibn Khaldoun, la richesse doit être créée par la « coercition ».
En effet,

Le tribut qu’infligent les conquérants aux conquis, ou l’impôt qu’exige le pouvoir de ses sujets dans les temps ordinaires, sont les conditions premières de la prospérité.[5]

C’est que ce tribut ou cet impôt va permettre de créer et de concentrer la richesse en un centre, à savoir une ville de référence socio-économique et politique, la capitale. Cette capitale, en effet, en concentrant l’argent va également concentrer les humains et permettre ainsi la division du travail.

Ibn Khaldoun égrène et décrit les métiers – médecins et architectes, enseignants et juristes, copistes et libraires, charpentiers et tailleurs de pierre – qu’on ne trouve qu’en ville, ou plutôt dont la ville est la condition nécessaire de l’existence. Les vendeurs de perroquets prospèrent au Caire ; ils péricliteraient, dit-il, dans des capitales plus médiocres, comme Fès ou Tunis.[6]

C’est ainsi en devenant ville que le prélèvement de l’impôt se transcende avec la division du travail en créant une richesse qui ne repose plus sur ce seul impôt. C’est que la concentration humaine en ville stimule la production agricole qui voit la nécessité d’améliorer la technique afin d’augmenter les marges, ce qui signifie que la nourriture coûte moins chère en ville.
Nous comprenons donc que la ville et les terres agricoles qui lui sont associées forment un tout que Martinez-Gros appelle « empire ».

La tâche fondamentale et fondatrice de l’Etat, c’est en effet la collecte de l’impôt, qui permet la ville, la division du travail et l’enrichissement. Ce n’est pas la guerre : toutes les manifestations de la force coûtent cher et entravent ou perturbent le prélèvement fiscal. L’Etat khaldounien – qu’on nommera désormais « empire » pour éviter la confusion avec ce que nous appelons « Etat » depuis deux siècles – est pacifique par définition.[7]

Il est pacifique par définition, parce que la violence est un obstacle à la création des richesses que procure la ville. Dès lors, pour augmenter cette richesse, ses habitants ont tout intérêt à mener une politique pacifique en déléguant la violence aux institutions comme l’armée, la police, la justice, etc.
On comprend alors que la priorité est donnée à la production économique et intellectuelle. D’où la nécessité pour l’empire de désarmer les individus.

En les séparant de la violence, l’empire opère en effet la première de ces divisions du travail sur lesquelles se fonde la spirale de prospérité des sociétés « civilisées » : la séparation et la distinction de ceux qui sont en charge de la production, qu’Ibn Khaldoun nomme sédentaires, et de ceux qui sont en charge de la violence, ou bédouins, terme qui n’a en rien ici le sens de « nomades ».[8]

C’est cette première division du travail qui est emblématique selon Ibn Khaldoun de l’empire. Elle marque la naissance de ce que Max Weber appelle « la violence légale ».

Pour Ibn Khaldoun, il n’existe pas de véritable structure d’Etat tant que les fonctions productives et guerrières n’ont pas été clairement séparées – par une ligne de partage ethnique, le plus souvent.[9]

C’est ainsi qu’un lien peut être établi entre les banlieues et les guerres au Moyen-Orient. Car la violence est repoussée aux marges de l’empire, mais par là même le centre de gravité de l’Histoire se déplace vers les nouveaux foyers de la violence.
C’est que les anciens foyers de violence s’éteignent avec le temps. « La tribu disparaît parce qu’elle ne sert plus à rien, parce que l’Etat impérial pourvoit à tout. »[10] C’est donc à un paradoxe que nous avons affaire, car l’empire n’est possible qu’en fonction de la paix qu’il instaure mais qui le ruine. Si la conquête est en effet possible, ce n’est que parce qu’une masse à conquérir existe. Comprendre ce phénomène, dès lors,

c’est donner un sens historique à la violence. Elle n’éclate dans toute sa ferveur qu’avec la division des fonctions bédouine et sédentaire, parce que cette dissociation organise un désarmement des immenses majorités propice à la toute-puissance des violents.[11]

C’est que la raison d’être des violents est la violence à l’état pur. Et ces violents, en fonction de la force de pacification du centre, sont repoussés à la marge. Mais, s’ils parviennent à se faire reconnaître, c’est que le centre de gravité de l’Histoire s’est déplacé de leur côté. D’où l’importance chez eux de la reconnaissance.

Voici donc, nous dit Martinez-Gros, ce que je nomme le système impérial. Et s’il faut lui donner ce nom dans notre langue, plutôt que celui d’Etat, c’est que cette langue s’est forgée dans une histoire qui fait exception à la règle impériale que nous venons d’énoncer.[12]

En effet, l’Etat, chez nous autres Occidentaux, ne repose pas tant sur l’impôt mais plutôt sur l’innovation technique et scientifique. Car l’effondrement de l’Empire romain au Ve-VIe siècle de notre ère laisse place au prélèvement seigneurial.

Le prélèvement seigneurial qui devient la règle entre IXe et XIVe siècles en Europe disperse la ponction fiscale – d’ailleurs faible, si on la compare à celle des empires méditerranéens héritiers des pratiques romaines – et interdit la mobilisation de la richesse par l’impôt, où Ibn Khaldoun voit la base de la civilisation.[13]

Dès lors, ce qui permet à l’Europe de monter en puissance ce n’est pas l’impôt mais l’innovation technique et scientifique qui commence au XVIIe-XVIIIe siècle. L’innovation technique et scientifique permettra notamment à la population de s’armer, ce qui est vrai pour les Révolutions américaine et française.

Cependant, il semblerait que ces deux derniers siècles où nous avons expérimenté cette conception de l’Etat soit une parenthèse et que l’empire revient en force.
En effet, nous avons déjà vu avec le juriste Hans Kelsen comment l’ONU est devenue un Etat mondial, c’est-à-dire un empire. Et nous avons également vu comment son adversaire Carl Schmitt dénonce la criminalisation de la guerre. Ici, la logique est semblable.

L’« empire » dont il s’agirait, nous dit Martinez-Gros, ne peut être désormais que le monde dans sa globalité, puisqu’on retrouve dans notre monde contemporain l’essentiel des caractéristiques de l’empire, à commencer par la sédentarisation croissante des populations, le progrès de la non-violence, ou l’éradication de la violence désormais acquise pour les immenses majorités.[14]

Cet empire donc aiguise la violence à ses marges, ce qui apparaît clairement avec le clivage qui s’opère entre les outsiders et les insiders, c’est-à-dire ceux qui sont exclus de l’Etat-providence et ceux que cet Etat protège.

On reconnaît là l’amorce de la crise finale des dynasties selon Ibn Khaldoun : l’hypertrophie de l’appareil d’Etat y écrase une économie déjà aniémée.[15]

Par exemple, les coûts de la santé explosent, la population vieillit nécessitant une immigration pour maintenir dans le pays un certain niveau de vie, la noblesse d’Etat se regroupe laissant ainsi des territoires à l’abandon et les exclus se radicalisent, ainsi que son élite.

Or, l’idéologie est le plus souvent indispensable à la cristallisation et surtout au débouché politique de la violence.[16]

D’ailleurs,

Premier mouvement à le faire aussi nettement depuis deux siècles, le djihadisme rompt avec la morale des masses, et se revendique en élite de guerriers.[17]

Cette « élite de guerriers », selon Martinez-Gros, est une nouvelle aristocratie. Elle n’a que faire des aides institutionnelles que nous lui proposons, parce qu’elle a érigé la souffrance en valeur. Elle a de ce fait validé l’« ontologisation » de la différence.

Il est bien sûr très improbable que ces milliers de minsucules germes de dissidence bédouine disséminés sur le globe et séparés par d’innombrables différences de langue, de religion, d’histoire ou de « race » - les banlieues dissidentes n’hésitent pas à user des termes raciaux qui font reculer le discours impérial –, puissent s’unir pour passer à l’assaut de l’empire mondial.[18]

En fait, ce qui ressemble à des différences insurmontables ne sont en réalité qu’une violence inhérente à la pacification des centres urbains qui est refoulée à leurs marges. Le djihadisme, dès lors, dés-islamisé est le vrai visage de « partisans motorisés » (Carl Schmitt), déterritorialisés, qui se sont donnés un ennemi absolu. Cependant, pour donner une cohérence à cette lutte, il lui faut une unité, une unité idéologique, que fournit tout de même l’islam radical. Il serait faux selon Martinez-Gros de dénier à la parole des djihadistes eux-mêmes le sens de leur action et ce serait faire preuve d’un européocentrisme révolu.

L’Islam en particulier a pris figure emblématique pour la résistance qu’il oppose à l’Occident depuis la révolution iranienne de 1979 et les guerres du Golfe de 1990-1991 et de 2003 ; mais aussi, on le souligne moins, parce que, de toutes les grandes cultures, l’Islam est aujourd’hui le plus fréquemment placé dans cette situation de minorité qui le recommande à la bienveillance de l’antiracisme.[19]

Cette bienveillance, nous dit Martinez-Gros, est le fait de la gauche française, qui a anathématisé toute hostilité envers l’Islam. Selon elle, tout serait la faute de l’Occident, qui reste le centre du monde. Or, Martinez-Gros cherche à montrer que ce n’est plus le cas, que le discours tiers-mondiste ne tient plus.

L’Islam salafiste (et djihadiste, qui en est issu) a reconquis ses mots, ses références, ses pratiques antérieures et étrangères à la grande invasion de la civilisation occidentale du tournant du XIXe siècle. Son dessein n’est pas de faire de la langue de l’Occident le butin de son combat, mais d’en débarrasser l’Islam comme si l’ère maudite de la domination impériale et coloniale de l’Europe, avec toutes les idées malfaisantes de la Modernité, n’avait pas plus existé qu’un cauchemar au réveil.[20]

C’est ainsi que plus aucune référence à la pensée occidentale n’est mentionnée dans les communiqués de l’Etat islamique. Et, contrairement à la République islamique d’Iran, l’Etat islamique ne se revendique pas comme République mais comme califat, ce qui est en réalité une reconquête des valeurs de l’Islam. Ce que Martinez-Gros remarque, de plus, c’est que selon la pensée d’Ibn Khaldoun la crise des migrants actuelle est en réalité un échange de bédouins contre des sédentaires.
Mais accepter cette interprétation, c’est renier la centralité de l’Occident et c’est ce que Martinez-Gros dénonce chez les universitaires, qui ont morcelé l’expertise au point de « nier l’unité du phénomène djihadiste »[21]. En bref, notre propre interprétation du phénomène comme résultat de l’expulsion du religieux et de la mystique en politique serait elle-même une interprétation tiers-mondiste qui fait de l’Occident la cause de tout conflit. C’est là encore faire de l’Occident la matrice de l’Histoire.

À lire distraitement la presse, on croirait que le djihad syrien est un sous-produit du banditisme de la banlieue, parisienne ou londonienne. Cette illusion conforte une fois encore la centralité de l’Occident, et la thèse de l’islamisation de la violence des banlieues.[22]

C’est comme si la gauche française voulait à tout prix maintenir les jeunes français qui ont fait le djihad sous l’autorité politique de la France alors qu’ils ont clairement choisi le camp adverse. Ici, Martinez-Gros ne tient pas compte d’une « ontologisation » de la différence.

Pourtant il remarque bien que les musulmans où qu’ils soient sont en position minoritaire ou se perçoivent comme telle. Cela aussi participe d’une « ontologisation » de la différence, une « ontologisation » de la différence qui étonnamment s’avère être une force de combat efficace – malgré l’infériorité numérique.

Le succès de ces marges abandonnées, plongées dans la plus profonde détresse, tient précisément à la disparition de l’Etat, à la résurrection de solidarités qu’on nommera tribales, faute de mieux. Au contraire, les succès économiques et sociaux des régions centrales des Etats désarment leurs populations de plus en plus urbanisées et sédentarisées, et en accroît la vulnérabilité.[23]

C’est ce que nous avons appelé ailleurs « l’éthique de l’amitié », mais c’est en réalité une réaction aux solidarités de l’Etat-providence, qui voit des personnes aux postes clefs bloquer des emplois pour leurs proches. L’Etat est en fait en faillite des deux côtés : à la fois du côté des insiders et à la fois du côté des outsiders. Mais, des deux côtés, la violence est à son paroxysme : la violence du trafic de drogue pour les premiers et la violence du djihad pour les seconds. Car la drogue couronne la prospérité des centres et le djihad, la marginalisation des périphéries. C’est pourquoi

Le contraste de la prospérité des centres et de la déchéance des marges recrée la division des sédentaires et des bédouins, c’est-à-dire une dénivellation de richesses d’une part, de combativité de l’autre, qui appelle violence, pillage et djihad.[24]

Ce qui frappe pourtant, c’est l’identité de nature entre la consommation de drogues et le sacrifice humain, à savoir la « dépense inutile » de Georges Bataille. C’est que cette « dépense inutile » justement est la caractéristique fondamentale qui sépare la tendance suicidaire de cette violence et la folie meutrière du fascisme, qui, elle, repose sur le peuple. Avec la « dépense inutile », par contre, nous avons affaire à un fait individuel par essence, qui résulte d’un choix.

La faiblesse des Etats – naturellement croissante, dirait Ibn Khaldoun – offre ainsi d’immenses possibilités à des forces solidaires, décidées et restreintes. Le djihadisme illustre déjà la nouvelle allégresse des tribus. Il hérite aussi d’une histoire islamique où ces schémas sont spontanément compris, et dont la colonisation a renforcé le poids.[25]

En effet, l’Occident en colonisant l’Orient avait fait de l’islam l’altérité irréductible pour s’assurer de la docilié de la majorité. En fait, l’Occident a toujours perçu l’islam comme minoritaire. Nous irions même jusqu’à dire comme l’essence de la minorité.
Cette essence de la minorité a d’abord rassuré les Occidentaux face à la menace communiste. C’est pourquoi, dès 1920, « l’Islam fut un allié, et non un sujet »[26]. Cela paraît d’autant plus étonnant que l’Islam ne sépare pas politique et religieux.

Religion et Etat y sont supposés indissociables : c’est ce que montre l’exemple du Prophète, Envoyé de Dieu et chef d’Etat ; c’est ce qu’affirment toutes les nuances de l’islamisme pour une fois unanimes dans leur condamnation de la laïcité, qui sépare religion et politique ; c’est ce qu’admettent nombre d’orientalistes, qui distinguent par ce trait l’Occident et sa précoce séparation du temporel et du spirituel, de l’Islam qui confondrait les deux ordres.[27]

Cependant Martinez-Gros, en s’appuyant sur Ibn Khaldoun, nous explique que l’expérience historique nous montre quelque chose de différent : « l’Islam est probablement la civilisation qui a le plus radicalement discerné le politique bédouin et le religieux sédentaire, parce qu’il a historiquement placé entre les deux la barrière de l’ethnicité. L’Etat islamique réel – au sens où l’on parlait du « socialisme réel » pour l’opposer au projet idéal des fondateurs – fut plus indépendant de la religion que la royauté d’Occident »[28].
Ainsi, nous comprenons bien pourquoi l’ennemi commun des Occidentaux et de l’Islam était le communisme. « La dernière grande manifestation de l’alliance fut le djihad afghan des années 1980-1988. »[29] Mais, après la victoire sur le communisme, l’alliance fut consommée. « L’Islam a repris pour son compte la tête de l’opposition à l’Occident. Cependant que l’empire se colore d’un progressisme sociétal ouvert à la diversité, aux minorités, aux femmes, aux homosexuels, les activistes de l’islamisme déploient au contraire les valeurs d’une droite extrême et religieuse, dont on ne saurait dire cependant qu’elle tranche avec l’histoire moderne de l’Islam. »[30] C’est que la laïcité d’Attatürk n’a jamais été une réalité en dehors de la Turquie si seulement elle l’a été pour la Turquie elle-même.
De plus, ce partage entre le politique bédouin et le religieux sédentaire n’est qu’une division apparente, puisque l’un et l’autre sont indissociablement liés.

Fidèle à la vision unanime des auteurs médiévaux, il ne sépare pas la religion de son incarnation impériale, ou du moins de sa forme politique. Par définition, la religion est ce qui donne corps et forme à un peuple, et à l’inverse, un peuple se définit d’abord par sa religion. La preuve de la véracité de la religion, c’est qu’elle règne. Le christianisme, c’est Rome – et les chrétiens sont couramment nommés Rûm, « Romains » ; le judaïsme, c’est le royaume d’Israël ; l’islam (la religion musulmane), c’est l’Islam (l’empire islamique) ; s’il l’avait mieux connue, Ibn Khaldoun aurait ajouté que le bouddhisme, c’est la Chine.[31]

Telle était la conception théologico-politique d’Ibn Khaldoun. Cependant, la renaissance de l’Islam que Martinez-Gros croit percevoir de nos jours n’a plus grand chose à voir avec cette conception impériale de la religion, puisque les Etats religieux de nous connus, à savoir les Etats-Unis d’Amérique et l’Etat d’Israël sont des Etats dont l’Europe est la matrice. En bref, nous retomberions dans le discours tiers-mondiste que dénonce Martinez-Gros. Pour Martinez-Gros, nous aurions affaire à des empires.

La fondation de ces empires religieux suppose donc à la fois une croyance prosélyte – une dawa, un appel, une cause – et ce qu’Ibn Khaldoun nomme une assabiya, c’est-à-dire un rassemblement de solidarités tribales ou bédouines animées par cette cause religieuse et par l’ambition commune de conquérir l’espace sédentarisé dont l’existence d’un empire est inséparable. En un mot, un empire naît d’une conquête souvent dictée par une foi religieuse.[32]

Mais Martinez-Gros indique que le judaïsme, le christianisme et le bouddhisme ont combiné différemment la dawa à l’assabiya. Les Hébreux ont bien une foi mais, au temps d’Ibn Khaldoun, pas d’Etat. Et les chrétiens faisaient déjà face à un empire qu’ils ont conquis sans violence. Finalement, les bouddhistes ont eu un destin similaire en Chine où ils firent face à un empire déjà constitué.

Dans aucun de ces cas – judaïsme, christianisme, bouddhisme –, la religion et conquête (dawa et assabiya) n’ont coïncidé, au contraire de l’Islam. La geste fondatrice de l’Islam confond en effet déploiement bédouin et message religieux, fonctions de guerre et fonctions du sacré dans la personne du Prophète, puis, dans une moindre mesure, dans celle de ses Compagnons les premiers califes. La preuve de cette union, c’est le califat, succession du Prophète à la tête du peuple et dans tous les pouvoirs qu’il a exercés – à l’exception de la prophétie, bien sûr ; et c’est le djihad, qu’il a ordonné et que ses Compagnons ont mené à bien en lançant les Arabes à la conquête du monde.[33]

Ainsi, si l’islam est la religion bédouine par excellence, le bouddhisme et le christianisme sont celles des sédentaires. Cependant, aussitôt que l’islam s’est fait empire, la même division bédouine et sédentaire s’est opérée et l’islam s’est vue du côté des sédentaires.

Pendant la plus grande part de son histoire, après le XIe siècle, l’Islam admet donc la même division des guerriers (turcs) et des lettrés (arabes ou persans) que l’Occident ou la Chine – une division plus accentuée qu’en Occident puisqu’elle est soulignée par une fracture ethnique.[34]

Cette fracture signifie qu’entre les intellectuels et les guerriers, l’échange n’est plus vraiment possible. Les guerriers ne veulent pas lire et les écrits des intellectuels ne peuvent pas être mis en œuvre.

On imagine en général les djihadistes plongés dans la lecture du Livre Saint, dont ils feraient une lecture littérale et qu’on suppose fausse ; on les croit obsédés par l’application stricte du droit, par les minuties de la vie quotidienne, par les mesquineries d’une religion du rite, par l’imposition de la charia et de ses châtiments. Sans doute, puisque la religion musulmane à leurs yeux le commande. Mais leur grande passion, c’est l’histoire des premiers âges de l’Islam, du Prophète et de ses Compagnons conquérants, c’est-à-dire l’histoire de leurs guerres. Le djihadisme, comme les grands totalitarismes du XXe siècle, est un récit historique sacralisé.[35]

D’où, pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Ernst Jünger, « la guerre comme expérience intérieure ». Mais ce qui étonne, si l’on prend en compte l’histoire, c’est que, contrairement aux guerres de religion qui se sont déroulées en Occident, les guerres de religion dans l’islam ont été permanentes, aussitôt qu’un pouvoir s’affaisse.

On aura compris que la violence politique de l’Islam est désamorcée quand la prédication sédentaire (dawa) et la capacité au combat bédouine (assabiya) sont soigneusement séparées, écartées l’une de l’autre comme les deux fils d’une ligne électrique. Au contraire, le contact est établi et la violence amorcée quand la prédication gagne la montagne ou le désert.[36]

Ainsi nous comprenons que les marges violentes de l’empire trouvent une raison d’attaquer les centres urbains au contact d’une élite religieuse et intellectuelle elle-même marginalisée. C’est pourquoi nous pouvons dire avec Ibn Khaldoun que

l’Etat islamique, dans son histoire, a inéluctablement poussé, par son pacifisme impérial, à l’amputation de cette part du discours musulman qui lui faisait obligation du djihad ; et qu’il a donc non moins inévitablement offert ce secours idéologique à ses ennemis et aux tribus des confins. Socialement marginalisée par définition, la révolte en Islam occupe ainsi souvent le centre du champ idéologique, comme c’est aujourd’hui le cas.[37]

En effet, l’islam radical de nos jours est de nouveau le discours idéologique de la marge, mais, dirions-nous, dans une ampleur sans précédent. Il n’est pas certain, d’ailleurs, que l’interprétation littérale du Coran soit le problème de la radicalisation, mais plutôt le processus d’individuation qui lui est sous-jacent. Car, ce processus d’individuation amène à concevoir un Etat religieux à travers une réflexion philosophique qui met au premier plan le concept et cela passe par un travail du négatif faisant de la violence une nécessité pour la manifestation de la foi. C’est justement à travers ce discours à consonnance hégélienne que nous pouvons dire avec Martinez-Gros que l’Histoire se trouve du côté de la violence.

Par définition, l’Histoire est un projet qu’on se donne, une identité qu’on déclare, un combat qu’on veut mener, un choix qu’on fait devant l’immensité ouverte de l’avenir, en en trouvant les raisons dans son passé : The ground we stand on (« Le sol sur lequel nous nous dressons »), pour le dire comme l’écrivain John Dos Passos en 1941, à l’heure où les Etats-Unis allaient entrer en guerre.[38]

Mais maintenant que l’empire américain est hégémonique, reconnaître un ennemi, en soi, est une menace à son hégémonie. Car, il ne doit avoir d’horizon que lui-même. La présence d’un ennemi lui signifierait que son hégémonie lui est disputée. C’est un affront qu’il ne peut reconnaître. D’où les opérations de police, mais pas la guerre.

Si l’ennemi est nommé, si des valeurs et une Histoire sont proclamées, si des frontières sont rétablies entre ce que l’on défend et ce que l’on rejette en toute connaissance de cause, il n’y a plus d’empire […].[39]

C’est ainsi que nous basculons selon Martinez-Gros « vers un système impérial »[40].

Ce n’est que la première grande insurrection des confins de notre empire mondial, la plus spectaculaire, la plus dangereuse pour l’heure. La vaincre est notre tâche la plus urgente.[41]

Mais comment faire ? Comment l’Etat de droit peut-il lutter contre ce qui menace son existence même en l’amenant à sortir du droit ? Car sortir du droit nécessite, selon Carl Schmitt, de désigner l’ennemi et, par conséquent, de sortir de la démocratie en se soumettant à la protection des violents. C’est que

La configuration impériale exclut la démocratie et réserve les jeux violents du pouvoir aux infimes minorités qui ont déposé sur la table du jeu la mise de leurs propres vies.[42]

Martinez-Gros nous dit alors en guise de conclusion qu’il sera nécessaire pour nous d’opposer à la violence des bédouins la force démocratique, ce que, pour ma part, j’ai appelé le libéralisme radical. Et cela passe par la nécessité d’éviter que la société se fracture entre insiders et outsiders, entre sédentaires et bédouins, une fracture que l’Etat-providence seul provoque, en réalité. Il faut donc lutter à tout prix contre l’Etat-providence, qui fait que certains sont dans le système, protégés, et que d’autres en sont exclus, se trouvant ainsi à la merci de la marge violente.

Que ces violents soient des djihadistes, des cartels de la drogue ou des milices minoritaires levées contre le djihadisme ou les cartels, l’essentiel est que la victoire ne soit pas celle de minorités qui poseront toujours, inéluctablement, la question de savoir si nous avons mérité d’être libres.[43]




[1] Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad, Paris : PUF, 2016, p.3.
[2] Ibid., p.4.
[3] Ibid., p.5.
[4] Ibid., p.7.
[5] Ibid., p.10.
[6] Ibid., p.11.
[7] Ibid., pp.11-12.
[8] Ibid., p.12.
[9] Ibid., p.14.
[10] Ibid., p.15.
[11] Ibid., p.18.
[12] Ibid., p.20.
[13] Ibid., p.21.
[14] Ibid., p.30.
[15] Ibid., p.33.
[16] Ibid., p.37.
[17] Ibid., p.38.
[18] Ibid., p.42.
[19] Ibid., p.50.
[20] Ibid., p.53.
[21] Ibid., p.57.
[22] Ibid., p.58.
[23] Ibid., p.63.
[24] Ibid., p.63.
[25] Ibid., pp.66-67.
[26] Ibid., p.73.
[27] Ibid.
[28] Ibid., pp.73-74.
[29] Ibid., p.74.
[30] Ibid., p.74.
[31] Ibid., pp.79-80.
[32] Ibid., p.80.
[33] Ibid., pp.83-84.
[34] Ibid., p.88.
[35] Ibid., p.90.
[36] Ibid., p.91.
[37] Ibid., p.92.
[38] Ibid., p.95.
[39] Ibid., p.96.
[40] Ibid.
[41] Ibid., p.97.
[42] Ibid., pp.97-98.
[43] Ibid., p.98.

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