LA THÉOLOGIE POLITIQUE
Le but de cet article est de discuter d’un dispositif théologico-politique. – La théologie politique, en général, est l’analyse de la politique comme croyance religieuse. En tant que système de pensées fondé sur la foi, la politique – comme n’importe quelle religion – opère une distinction entre le bon et le mauvais. D’où la distinction que l’on trouve en politique entre l’« islam de France » et l’« islam radical ».
Dans Situation
de la France, publiée en 2015, Pierre Manent participe de cette théologie
politique en prônant lui aussi un moralisme en politique. Par exemple, s’il
déplore que les citoyens ont peu conscience de la chose publique, il dit qu’une
« seule chose en vérité paraît susceptible d’éduquer les nations, c’est
l’expérience politique quand celle-ci est suffisamment brutale, pénétrante,
bouleversante »[1].
En s’appuyant alors sur le contexte des
attentats récents, il poursuit en expliquant que, de « loin en loin, la
guerre ou la révolution, ou tel autre « accident
extrinsèque », comme disait
Machiavel, force les membres d’une nation à « se reconnaître », à
ressaisir les rênes d’une vie commune qui s’effilochait »[2].
C'est ainsi qu’au nom de la « guerre contre le terrorisme », les
gouvernants français amènent selon lui le peuple à « se reconnaître »
en tant que nation. – Mais cette reconnaissance n’est réellement possible que s’ils
parviennent eux-mêmes à dépasser la loi sur la laïcité.
Cette loi, en effet, qui officialisait une séparation entre l’Eglise et l’Etat, affirmait en quelque sorte, sur
le plan légal, que la politique est une religion. D’où le politique pour distinguer la religion
politique fondée sur les droits de l’homme de la politique qu’ont longtemps menée les gouvernements successifs sous
la Troisième République.
Cependant, Manent explique que cette conception de la politique comme
religion est une erreur dont les attentats sont le signe. Il faudrait selon lui
retrouver le sens d’un dispositif théologico-politique, qui donne une réelle
place à la religion et aux différentes communautés religieuses.
Or, loin de voir dans les attentats un malheur, Manent y voit une chance,
une chance de dépasser une conception trop restreinte de l’Etat laïque et de
retrouver un dispositif théologico-politique qui donne aux religions une place
pleine et entière dans la nation.
La Révolution française amenait déjà à voir dans la politique une religion
et dans le politique un dépassement
de la politique, c’est-à-dire une politique nationale particulière à un peuple
déterminé sur un territoire précis. C’est pourquoi nous ne pouvons pas parler
d’« idéologie française » comme l’Ecole de Francfort a parlé d’une « idéologie
allemande » pour qualifier la nécessité que ressentaient certains
idéologues allemands de créer un Etat allemand. Donc, cette volonté des Français à faire de la politique une religion n’est
pas une idéologie nationale particulière comme le concevèrent des idéologues
allemands, mais une théologie dans le sens plein.
Il est cependant erroné, à notre avis, de faire
de la nation un Tout, comme le fait Pierre Manent. Car, en confondant le Tout
avec la République, Pierre Manent revenait immanquablement sur la défaite de
1940 et sur l’appel à la résistance de De Gaulle, qui, bien entendu, incarne
l’esprit de la résistance sous l’Occupation. Mais ce gaullisme de Pierre Manent
pose problème. Il pose problème parce que l’universalisme français appelle en
lui-même à transcender la France.
Or, réduire cet universalisme aux frontières de
la France et à sa propre histoire c’est trahir la France et le Tout. Il est
donc faux de voir dans « l’indépendance politique et spirituel de la
France »[3]
une théologie politique qui voit se rassembler et la politique et la religion.
Nous partons du fait que la proposition de Pierre Manent est une méprise sur le
sens du problème que posent de nos jours la religion et la politique.
Mais, pour bien éprouver sa proposition comme
une erreur de jugement, suivons-le au plus près de son argumentation. Car,
c’est bien en partant de l’esprit de résistance, qui, pourtant, caractérise ce
que nous appelons la « guerre contre le terrorisme », que Manent part
pour justifier son dispositif théologico-politique.
Voici ce qu’il dit :
Dans la
Résistance s’incarne effectivement notre dernière grande expérience formatrice,
mais en dépit des commémorations nous ne savons que faire de cette expérience
depuis nous avons renoncé à l’effort qui répondait à la défaite.[4]
Cet effort selon Manent est une manière de
« persévérer dans son être » (Spinoza). Outre la résonance biranienne
que peut avoir cette conception de l’effort pour l’esprit, nous avons-là une
manière de l’être de s’éprouver dans son être. En d’autres termes, nous
avons-là affaire à une question ontologique par essence. D’où le terrorisme
comme manière d’être. La résistance à
l’autorité, en effet, participe de l’éducation de l’esprit dans le sens où
c’est dans la lutte que l’esprit s’éprouve et se reconnaît.
Mais c’est ce que Manent méconnaît.
L’expérience de la Résistance était une expérience de résistance à l’autorité,
c’est-à-dire qu’à toute forme de verticalité une horizontalité lui est opposée.
C’est ainsi qu’il faut comprendre le pacte Briand-Kellogg et la criminalisation
de la guerre. Mai 68, en quelque sorte, vient entériner cet état de fait, au
niveau des mœurs. C’est ce que Manent ne comprend pas :
Contraste
saisissant, « l’homme du 18 juin », fut en somme chassé par
« les événements » de Mai 68. […] Pour l’opinion sociale dominante,
là se trouve l’expérience qui fait et doit faire autorité pour nous. Nous avons partie liée à une société qui défait ses
liens, non plus à une nation qui s’efforce au rassemblement et à
l’indépendance.[5]
Donc, pour Manent, entre l’appel à la résistance de De Gaulle et Mai 68, il
y a non pas continuité mais opposition. D’une certaine manière, Manent anticipe
l’interprétation que Marcel Gauchet fait de Mai 68 en y voyant l’origine du
« malheur français »[6]. En effet, voici ce que
dit Manent :
S’il est nécessaire de reconnaître la
profondeur des transformations induites par « Mai 68 », il importe
aussi d’en préciser le caractère. Leur vérité effective réside dans la
délégation des règles collectives qu’elles soient politiques ou simplement
sociales.[7]
En effet, de là, il n’est pas difficile de comprendre que Mai 68 soit à
l’origine de ce que nous pourrions appeler un « néolibéralisme à la
française », un néolibéralisme qui serait passé par un retrait du
politique et par un désinvestissement de la société comme concept signifiant. Dès
lors qu’on a tout concédé aux droits individuels, pense Manent, on a tout perdu
de la dimension sacrale du politique. L’UE et l’ONU viennent ainsi confirmer
cette perte. D’où la vulnérabilité dont les attentats sont le révélateur.
Par exemple, Manent constate que les attentats
de Paris, Montrouge et Vincennes, en 2015, n’ont rien changé.
« Gouvernants et gouvernés jouèrent dûment leurs rôles respectifs dans la
tragédies d’un grand pays qui refuse obstinément de se mettre en défense pour
ne pas avouer qu’il s’est mis en danger. »[8]
Cette attitude défensive n’est en effet pas
possible, car, dit Manent, nous ne savons que
faire ni que penser. D’où la
nécessité de « définir la situation » (William I. Thomas). « Or,
nous avons beaucoup de peine à décrire de la manière même la plus sommaire
notre situation. »[9] Pourquoi ?
Parce que, selon Manent, nous nous interdisons de nommer l’islam comme la
source de notre problème.
Ce tabou n’est que le reflet du malaise de
notre société face au phénomène religieux. C’est que le phénomène religieux est
devenu pour nous un mystère quant à sa « réalité collective ». Car le
« cours particulier qu’a suivi notre histoire a conduit les Européens à
regarder la religion comme une opinion individuelle, une chose privée, un
sentiment ultimement incommunicable »[10].
Nous suivons là, en fait, la prescription de Kant sur l’impossibilité de
connaître la chose en soi. D’où la liberté donnée aux individus de suivre leurs
croyances. Manent associe cette liberté à notre régime politique, la démocratie
libérale. De plus, il condamne l’idée que nous serions sortis de la religion.
Cette idée, selon lui, est la preuve de notre incapacité à comprendre la
religion comme fait social et politique.
L’islam politique est en cela emblématique de
cette permanence religieuse. Alors que nous avons cru un moment que la
modernisation du monde arabe était en train de s’opérer à travers le socialisme
et le nationalisme arabes, la révolution islamique en Iran, en 1979, démentit
cette idée. Or, si les penseurs, songeons par exemple à Foucault, peuvent
spéculer sur la nature de cette révolution, Manent veut avant tout penser
synthétiquement pour agir. Car, ce n’est pas avec les droits de l’homme que se
pense aujourd’hui l’islam politique. Et c’est justement ce constat qui alarme
Manent.
Ne
serait-il pas prudent, nous dit-il, aussi bien scientifiquement que
politiquement, de réviser, ou du moins de suspendre le postulat selon lequel la
religion est destinée à s’effacer des sociétés modernes ou en voie de
modernisation ?[11]
En formulant cette question, c’est la prétendue
sortie de la religion que Manent remet en cause, à savoir la thèse de Marcel
Gauchet. Pierre Manent, on l’aura compris, n’adhère pas à l’idée que la
modernité serait sortie de la religion. La preuve étant que des peuples
familiers des références de la politique moderne aient choisi de puiser dans la
religion les ressources pour penser la vie collective. Ce n’est pas non plus en
nous justifiant de la science que nous pouvons selon Manent rejeter ce que la
religion a à nous dire sur le vivre ensemble aujourd’hui. Il nous faut, pour
Manent, dépasser le point de vue évolutionniste dans lequel nous sommes
empêtrés – si seulement nous voulons comprendre notre présent.
Faire l’histoire du présent, en effet, demande
une attention particulière aux désaccords que nous constatons « entre
l’opinion moyenne occidentale et l’opinion moyenne musulmane »[12].
L’opinion moyenne selon Manent inclut une « disposition », une
« manière de vivre » et une « conscience de soi individuelle et
collective » : « tandis que, « pour nous », la société
est d’abord l’organisation et la garantie des droits individuels, elle est,
« pour eux », d’abord l’ensemble des mœurs qui fournissent la règle
concrète de la vie bonne »[13].
L’une et l’autre de ces opinions ont leurs points forts et leurs points
faibles. Manent commence par les points faibles :
Les
sociétés européennes ont un principe de cohésion faible ; les sociétés
musulmanes ont un principe de liberté faible. On pourrait dire aussi :
nous tendons à séparer radicalement des choses qui sont naturellement
réunies ; ils tendent à réunir, à solidariser des choses qui gagneraient à
être séparées.[14]
Séparation
et union sont donc les mots qui caractérisent cette opposition. Cette
opposition d’après Manent peut s’expliquer par l’histoire politique :
Si les
Européens se sont gouvernés de moins en moins selon les mœurs, et de plus en
plus selon la loi et selon les droits, c’est parce qu’ils ont progressivement
édifié cet instrument qui leur est propre, l’Etat – l’Etat moderne. Cet
instrument se caractérise par la capacité de modifier sans cesse la loi de la
vie commune sans ruiner l’ordre collectif. Sous sa forme achevée, il se
présente comme l’Etat souverain et libéral gouverné selon le régime
représentatif.[15]
Et,
Si l’on
considère maintenant le monde arabo-musulman, on est frappé par la précarité ou
l’instabilité de ses instruments politiques une fois le déclin de l’empire
ottoman constaté, précarité ou instabilité qui fait un contraste saisissant
avec la stabilité et la puissance cohésive des mœurs.[16]
Ces extrêmes, en quelque sorte, du point de vue
de la philosophie, rejoignent respectivement l’idée kantienne de la séparation entre le noumène et le
phénomène et l’idée hégélienne de l’union
de l’objet et du sujet. Seulement, chez Manent, la mise en application de la
loi religieuse ne se confond pas avec le politique, le politique étant l’opposé
de l’économique où le droit est déterminant pour régler le rapport des
individus entre eux. Le dispositif théologico-politique chez Manent, comme nous
le verrons, est particulier. Nous pouvons déjà dire qu’il vise à surmonter
« l’extrémisme du droit subjectif » et « l’extrémisme de la
règle objective ».
Cette dichotomie, cependant, nous semble
artificielle dans le sens où Manent radicalise le sujet et l’objet à travers
les droits individuels et la charia. Or, ni l’un ni l’autre ne font en réalité
l’objet d’une politique exclusive ; et, si l’on creuse bien, on voit que
l’un et l’autre se contiennent mutuellement et se combattent. C’est la vie
politique, mais c’est ce que Manent n’entend pas.
En
effet, que l’on entende fonder la vie sociale sur le principe exclusif des
droits individuels, ou sur le principe exclusif de la Loi religieuse, on tourne
également le dos à la production du bien commun par la communauté des citoyens.
Bref, des deux côtés on est engagé dans un processus de dépolitisation.
Ce constat, comme nous l’expliquerons plus
loin, nous n’y adhérons pas. Il est d’ailleurs caractéristique d’une certaine
conception de la radicalisation, un concept en passe de signifier le problème
politique contemporain.
En effet, la question que se pose Manent
est :
Comment
accueillir les mœurs musulmanes en tant que mœurs de nos concitoyens musulmans,
sans que ces mœurs finissent par se confondre avec la loi, ou sans qu’elles
prennent au bout du compte la place de la loi ?[17]
À la solution libérale qui voit la religion
comme un choix strictement privé, Manent tente de proposer une solution réaliste :
L’argument
est soutenable, mais c’est accorder beaucoup à la psychologie individuelle et
fort peu à la réalité collective. La libre adhésion à une communauté qui
n’encourage pas la liberté, particulièrement à une modalité de cette communauté
qui exclut la liberté, renforce cette communauté, ou cette modalité de la communauté,
plus qu’elle ne favorise la liberté.[18]
C’est ainsi que Manent propose d’écarter la
solution strictement libérale au profit d’une solution qui tienne compte des
mœurs. Mais le problème majeur de cette mise à l’écart est d’ignorer le
processus d’individualisation qu’opère le radicalisme. En effet, l’émergence de
loups solitaires tels que Mohammed Merah nous met en face d’un retour de l’état
de nature et d’une remise en cause fondamentale de la théorie de la
souveraineté. Si Manent réfléchit bien lui-même sur la souveraineté, il le fait
mal dans le sens où il ignore l’aspect psychologique, que prend normalement en
compte la pensée libérale. Voici comment il pose la question :
Les
transformations impliquées par l’accueil des mœurs musulmanes dans nos pays
sont-elles compatibles avec le maintien de notre régime politique et de notre
forme de vie sociale dans leurs traits principaux ?[19]
Manent, en fait, voit dans la séparation, la séparation du politique
et du religieux, un problème majeur, qu’il reconnaît dans le concept de
laïcité.
À l’idée que la religion puisse se vivre de
manière subjective, Manent oppose un refus net :
Je
soutiens que cette réforme, qui consisterait en une sorte de
transsubstantiation, est chose simplement impossible, moins parce que les mœurs
musulmanes seraient irréformables, je n’en sais rien, que parce que
l’instrument de la laïcité est particulièrement inadapté à cette fin.[20]
Cette idée, en effet, que la laïcité puisse
transformer l’objectif en subjectif est une idée qui rend Manent pour le moins
dubitatif. Mais c’est qu’il ignore que la confrontation de la religion avec la
modernité, c’est-à-dire avec la démocratie libérale, amène les croyants à
récapituler pour eux-mêmes la raison d’être de leur croyance opérant par là un
travail d’individualisation de leur foi.
Dès lors, que l’on refuse cette qualité,
comment enseigner sereinement les valeurs de la République ? Voilà la
question que l’on se pose, car Manent semble ignorer les guerres de religions
qui ont précédé la réflexion ayant amené la séparation entre l’Etat et
l’Eglise.
Le parti pris social de Manent le conduit, à
notre avis, à construire une réflexion erronée sur la laïcité et la place de
l’islam dans notre régime politique. Voici un extrait de son raisonnement sur la
laïcité :
On dit
vrai lorsqu’on la définit par la « séparation » entre l’institution
religieuse et l’Etat, ou, si l’on veut, par la « neutralité »
religieuse de l’Etat. Mais, disant cela, on ne dit rien sur l’autre grande
composante de l’organisation politique moderne qu’est la « société ».[21]
Il est clair qu’en considérant la société comme
une transcendance, il est difficile pour Manent de la considérer comme
« neutre ».
La
laïcité à la française n’a pas neutralisé religieusement la société française,
qui est restée une société de marque chrétienne, principalement mais point
exclusivement catholique, avec une présence fort caractérisée des protestants
et des juifs. Ce que la laïcité a accompli, c’est de diminuer la puissance
sociale de l’Eglise en mettant un terme à la part qu’elle prenait dans l’Etat,
part peut-être plus décorative que réelle mais qui paraissait un obstacle à
l’homogénéité du corps civique, et ainsi de rendre possible un parcours complet
d’éducation qui soit entièrement indépendant de l’autorité de l’Eglise
catholique.[22]
Nous avons là, avec cet extrait, le cœur de la
réflexion de Manent. Manent explique bien qu’en écartant l’Eglise, la laïcité a
exclu l’apport social de l’Eglise catholique dans l’éducation. Car il
s’agissait déjà avec Hobbes de créer une religion
civile en déniant à l’Eglise la capacité à régir les liens sociaux.
De là, il n’y avait qu’un pas pour basculer de
cette conception de la laïcité à une conception proche de la définition
anglo-saxonne des libertés individuelles.
Ce que
l’on entend aujourd’hui sous ce mot, c’est une société religieusement neutre, dans laquelle la plus grande
diversité d’opinions et de mœurs religieuses s’épanouirait librement, chaque
sociétaire pratiquant librement les mœurs de son choix et « reconnaissant »
les mœurs différentes des autres sociétaires. Cette représentation, pour
laquelle on a le droit de s’enhousiasmer, ne ressemble guère en tout cas à
l’expérience effective de la laïcité française qui vit non seulement la
séparation entre l’Etat et l’Eglise, mais aussi la collaboration et la
compénétration entre l’Etat laïque et la société chrétienne, à la marque
catholique profonde.[23]
En en venant ici la « marque catholique
profonde », Manent cherche à souligner la spécificité de la laïcité française
par rapport à une conception anglo-saxonne des libertés individuelles.
En effet, l’enseignement laïque en mettant
l’accent sur le « siècle monarchique et catholique » a pu maintenir
une compénétration du politique et du religieux, en ayant l’avantage de donner
deux points de vue sur la nation.
De sorte
que l’expérience française de la laïcité, loin de donner l’exemple d’une vie
commune religieusement neutre et d’un Etat simplement protecteur des droits
individuels, présente la trinité suivante : l’Etat neutre ou
« laïque », la société de mœurs chrétiennes, la nation sacrée. Ces
trois éléments, loin d’être « séparés », étaient réunis dans une très
puissante et très intime synthèse, dont l’expression la plus haute se trouvait
pour tous dans la littérature française, également animée sinon également
servie par les deux partis.[24]
C’est donc par cette remise au point que Manent
souligne la spécificité de la laïcité française, qui, loin de faire de la
religion un choix subjectif, en fait un point de vue complémentaire du
politique. D’où l’impossibilité selon Manent de faire avec l’islam ce que la
laïcité a fait avec le catholicisme.
À moins
que l’on imagine sous ce mot la réunion d’un Etat laïque et d’une société
musulmane dans une nation française renouvelée, mais ce n’est pas cela que les
promoteurs de la laïcité ont en vue.[25]
En effet, si Houellebecq a très bien décrit
cette possibilité dans son roman Soumission
(2015), la conception française de la laïcité n’entend pas substituer une
société musulmane à une société chrétienne. Au contraire, elle souhaite
remplacer une manière de vivre en commun objective par le choix d’une croyance
religieuse subjectif. Seulement, ce n’était pas tenir compte pour Manent de
l’histoire et de la situation particulières des musulmans aujourd’hui.
En effet, si l’on se réfère à l’histoire de
France, « l’islam comme association humaine et comme mode de vie »[26] lui
serait extérieur. « Être à l’intérieur, nous dit Manent, n’est pas un
mérite, être à l’extérieur n’est pas une disgrâce, mais cette différence de
situation a évidemment d’immenses conséquences sur l’opération sociale et
politique à effectuer. »[27]
Car, si la colonisation, à travers ses heurs et
ses malheurs, a permis aux Français et aux musulmans de se côtoyer, leur différence
était trop grande pour se fondre dans un tout. Et même après la décolonisation,
et même après s’être installés en France depuis plusieurs générations, Manent
constate que les musulmans n’ont toujours pas fait l’effort de participer à la
vie collective, à l’histoire de la nation.
Depuis
au moins trente ans, l’opinion autorisée procède comme si la solution du
problème était disponible, et que nous péchions seulement par un manque de
cohérence ou de fermeté dans l’application.[28]
Mais Manent nous dit que c’est se méprendre sur
la « République laïque » :
Rien
n’indique […] que la République réelle qui, que l’on sache, est d’ores et déjà
tout à fait laïque, ait depuis ce temps fait le moindre progrès sensible sur ce
chemin que l’on se promet de parcourir demain d’un bond vigoureux.[29]
En effet, selon Manent, l’opération laïque
vis-à-vis du catholicisme durant la Troisième République et l’opération laïque
vis-à-vis de l’islam de nos jours reposent sur un faux parallèle. C’est donc
sur ce faux parallèle en tant que croyance que Manent souhaite se concentrer.
Nous entrons-là à proprement parler dans une conception théologique du
politique en tant que la politique est conçue comme religion civile.
Il me
faut envisager maintenant, nous dit Manent, ce qui contribue le plus sans doute
à entretenir la foi laïque, à savoir la confiance conservée, en tout cas
déclarée, dans l’Etat considéré non seulement comme pouvoir de commandement et
d’administration, mais aussi comme austérité morale et pour ainsi dire spirituelle.[30]
Nous ne pouvons pas éviter ici l’opération
intellectuelle qu’ont effectué Jean Bodin et Hobbes vis-à-vis de l’Etat comme
autorité morale et spirituelle. Car, ce qui est en jeu ici, « c’est la foi
déclarée dans la force et la justice de l’Etat, dans sa capacité à la fois
pacificatrice et associative »[31].
Si nous résumons, l’opération laïque en tant
qu’opération intellectuelle est de faire croire que l’Etat a assez de force en
lui-même pour créer du lien social.
L’Etat
qui est le nôtre, et à qui l’on veut donner cette mission, est considérablement
plus faible que l’Etat de la Troisième République dont la tâche, nous l’avons
vu, était bien plus circonscrite, ce qui ne veut pas dire facile.[32]
En effet, sa tâche n’était pas plus facile mais
elle était plus claire dans le sens où l’Etat représentait la nation.
Consolidant
les libertés publiques, encourageant l’éducation du plus grand nombre, il était
porté par cette énergie du mouvement démocratique que par ailleurs il
s’efforçait de guider. Il présidait à un progrès tangible de la chose commune.
Il convoquait tous les citoyens mâles pour un service militaire de deux ans au
moins. Il fixait très précisément le contenu de l’enseignement, en mettant au
centre la langue française et l’histoire de France.[33]
Si Manent ne renie pas non plus tous les
défauts de la Troisième République, il nous dit cependant que sa qualité est
d’avoir été un Etat fort, ce qui n’est plus le cas de l’Etat français
actuellement, puisque la nation a perdu son cadre légitimant au profit
d’« une autre association de forme et de statut indéterminés,
« l’Europe », dont le principal effet est de donner à chaque peuple
européen le regret de n’être que soi »[34].
D’autre
part, le peuple comme communauté nationale à représenter étant politiquement
délégitimé et même moralement disqualifié, la fonction politique tend à
s’épuiser dans la protection des droits individuels, eux-mêmes obéissant à un
principe d’indétermination et d’illimitation.[35]
Non seulement Manent regrette la conscription
mais il regrette également l’impératif d’égalité de l’Education nationale qui
nivelle les contenus et fait perdre le sens de la priorité à ce qui pourrait
fédérer la nation.
Dès lors
notre Etat, nous dit Manent, lorsqu’il confie à la laïcité la mission de
réparer le tissu social, se donne un projet qui va à l’encontre de tout ce
qu’il a déclaré désirable depuis quarante ans. Comment commencer par le
commencement, et rassembler les enfants dans la pratique compétente de la
langue française, quand on a tant fait pour dépouiller celle-ci de ses
« privilèges » ?[36]
Car, qu’est-ce que c’est qu’« enseigner la
laïcité » ?
La
formule est vide de sens, nous dit Manent. L’enseignement est laïque, si l’on
tient absolument au mot, quand il est commun à la diversité des élèves, compte
tenu évidemment de leur niveau, qu’il leur transmet le même contenu de pensée
parce que celui-ci est beau, vrai, utile, et que dès lors il les rassemble en
les perfectionnant. Aujourd’hui qu’on a tout fait pour réduire au minimum cette
chose commune et rassemblante, de peur de donner l’avantage à la culture
dominante ou héritée, qu’enseignera-t-on ? Sous le mot de laïcité, on rêve
d’un enseignement sans contenu qui préparerait efficacement les enfants à être
les sociétaires d’une société sans forme où les religions se dissoudraient
comme le reste.[37]
Ainsi, cette « neutralisation religieuse
de la société », « qui consisterait à faire disparaître la religion comme chose sociale et spirituelle en transformant la règle objective des
mœurs en droits subjectifs de l’individu »[38],
reposerait selon Manent sur une mauvaise compréhension de ce qu’est la religion dans l’Etat souverain et
libéral. C’est que même au sommet de sa puissance tel que nous avons pu le voir
sous la Troisième République, l’Etat libéral n’a pas su éviter le piège que fut
l’antisémitisme. Il nous faut revenir là-dessus.
L’antisémitisme, en effet, durant la seconde
moitié du XIXe siècle, en Europe, fut « le premier grand échec de l’Etat
libéral »[39].
En faisant un rapprochement entre les musulmans
d’aujourd’hui et les juifs de hier, Manent tente de montrer que l’individualisme
prôné par l’Etat libéral ne fonctionne pas. Quelque
chose d’irréductible bloque la création d’une société civile fondée
pleinement sur l’individu comme concept politique.
Ce qui
advient, nous dit Manent, au terme du mouvement vers l’émancipation, ce ne
furent pas les « individus » juifs jouissant de l’égalité des droits
dans les différentes nations européennes dont ils étaient citoyens, ce fut la
fondation d’une « nation » juive, d’un Judenstaat qui installait, en réinstallant les juifs dans la
condition politique de peuple.[40]
L’analogie, ici, avec la France est patente.
Car, ce que Manent signifie, c’est que le cadre de la nation à travers l’Etat
et la présence de citoyens à
l’étranger transcendent l’Etat en tant qu’Etat pour donner corps au peuple. Ce serait une forme d’universalisme paradoxalement
nationaliste.
En effet, cet Etat dont la dimension
spirituelle apparaît de plus en plus en dépit de la dimension formelle qui a
prévalu jusqu’alors, cet Etat semble prôner une ouverture. C’est ce qui amène
Manent à évoquer les attentats de Vincennes et de Toulouse et à pointer
l’expression de Manuel Valls, alors Premier ministre, « les juifs de
France ».
Le
recours spontané du Premier ministre à une « France » dont le contenu
politique est indéterminé, suggère que, de même que les juifs ont dû retrouver
la continuité de leur histoire comme peuple par-delà les ruptures modernes, les
Français pris comme un ensemble ouvert ont à chercher dans leur histoire des
ressources encore latentes, à porter au jour des ressorts encore cachés, s’ils
veulent préserver avec leurs concitoyens juifs une union pour laquelle la
République ne suffit pas et l’Etat neutre et laïque est défaillant.[41]
D’où l’expression que l’on entend de plus en
plus : « l’islam de France ». Cette expression vise à faire avec
les musulmans ce que Manuel Valls a fait avec les juifs une « mystique du
politique » (Charles Péguy).
La
question qui se pose aux juifs, me semble-t-il, est celle du principe selon
lequel ils prendront part à cette association, qui comprend avec eux les
peuples formés dans la matrice chrétienne et pour autant héritiers d’Israël.[42]
Le mot « association » est ici
important. C’est que pour Manent l’association est primordiale. On ne comprend
pas selon lui ce qu’est une nation si on ne la réfère pas au concept
d’association. C’est ce quelque chose
d’irréductible qui bloque la formation d’une société civile fondée sur
l’individu. C’est la Shoah comme conscience
de cette impossibilité.
La
nouvelle association à laquelle « les juifs » et « la
France » doivent contribuer après la défaillance constatée de la matrice
politique conçue en 1789 ne peut reposer sur la seule vigilance soupçonneuse,
mais appelle un principe d’amitié.[43]
C’est ce que nous avons nous-mêmes appelé
ailleurs « l’éthique de l’amitié ». Celle-ci peut être associée ici
au rapport ami-ennemi de Carl Schmitt. L’ennemi, en effet, pour Manent, permet
de mieux définir qui nous sommes et quel principe d’amitié nous unit. Selon
lui, ni l’antisémitisme, ni la laïcité ne sont les mots qui permettent de
décrire avec justesse la situation.
Nous
sommes très largement sortis du monde politique et moral dans lequel ces termes
avaient un sens assez nettement déterminé, dans lequel, avec d’autres, ils se
disposaient selon la constellation ordonnée par le pouvoir matériel et
spirituel de l’Etat. Ces notions sont des abstractions, l’une négative, l’autre
positive, car sous le pouvoir de l’Etat qui s’est lui-même abstrait de la
société, tout tend à devenir une abstraction. Je l’ai déjà souligné, la réalité
nouvelle réclame d’être nommée plus directement et concrètement. Elle n’est pas
nommée directement et concrètement lorsque nous nous contentons de dénoncer les
stéréotypes antisémites.[44]
Pour Manent, le mot qui caractérise la
situation est guerre. Car, une guerre
est menée actuellement contre quelque chose qui transcende les juifs, les
chrétiens, les blasphémateurs, les policiers, les autorités, les institutions
des nations occidentales, ainsi que les musulmans « apostats ». Ce quelque chose, c’est l’amitié qui nous
lie tous et dont nous prenons de plus en plus conscience. Ce n’est donc pas
uniquement une « guerre défensive » que nous devons adopter, d’après
Manent, c’est aussi une claire vision de ce qui nous unit.
L’une des raisons majeures de l’affaiblissement
de la France selon Manent serait la perte d’autorité de l’Etat.
On
pourrait dire, en employant le langage de la physique politique, que l’Etat
républicain n’a plus la force ni de réduire les groupes constituants de la
France en ces éléments primordiaux de la politique moderne que sont les
individus-citoyens, ni d’offrir à ces derniers un élément commun assez
nourricier et porteur pour qu’ils puissent être vraiment citoyens, c’est-à-dire
membre du commun.[45]
L’un des symptômes, d’ailleurs, de cette perte
de force est la disparition des frontières entre l’intérieur et l’extérieur. De
plus, longtemps des institutions telles que l’Eglise, l’aristocratie, voire les
dynasties échappaient à l’autorité de l’Etat. C’est pourquoi l’avènement de
l’Etat moderne a principalement consisté « à assujettir ces institutions à
l’Etat en faisant de ce dernier l’instrument représentatif de la nation »[46]. Finalement,
l’UE vient affaiblir encore plus l’autorité de l’Etat, si la faute n’incombe
pas directement à la mondialisation. Car, l’effacement des frontières
nationales renforce les frontières religieuses, qui « tendent à devenir
les frontières principales »[47].
Il n’y a
jamais eu, il n’y a pas, il n’y aura pas de monde sans frontières. Les hommes
s’associent de milles façons, leurs associations sont toujours délimitées par
des frontières plus ou moins nettes, plus ou moins séparatrices, que celles-ci
soient des frontières politiques, des frontières religieuses, ou des frontières
de mœurs, ces différentes frontières pouvant se superposer, se croiser ou
dessiner les figures géométriques les plus variées.[48]
Ainsi, les associations créent d’elles-mêmes
des frontières qu’il est essentiel, d’après Manent, de tenir compte. On doit en
tenir compte, car elles règlent notre rapport entre l’intérieur et l’extérieur,
c’est-à-dire entre la politique intérieure et la politique extérieure. Ce n’est
qu’en étant au clair sur ces frontières que nous serons au clair sur la
politique à mener.
Nous comprenons pourquoi la question de l’islam
est pour Manent fondamentale. Selon lui, en effet, elle ne peut être écartée au
nom du républicanisme, puisque le projet que porte la République est de créer
une « chose commune » ou une « amitié civique ».
Il y a
bien, nous dit Manent, une vie commune, ou une amitié civique à élaborer avec
nos concitoyens musulmans, comme avec tous les autres, mais il nous faudra
construire communauté et amitié sur d’autres bases que celles de la République
laïque, ou au moins de l’interprétation dominante et pour ainsi dire scolaire
de celle-ci.[49]
Car, si on ne mesure pas bien la force de
cohésion de l’islam du point de vue politique, on risque de se laisser imposer
des mœurs qui ne sont pas les nôtres et de perdre ainsi nos acquis politiques.
C’est que l’islam, selon Manent, est un
« tout ». Un « tout » qui est certes traversé de pratiques
différentes, mais si nous nous référons au sunnisme, que pratique la majorité
des musulmans résidant en Europe, on peut dire que le Coran détermine et fixe
« la forme de la vie commune »[50].
Cette
règle est déclarée, explicitée, revendiquée comme telle. Elle est un thème
constant de la vie quotidienne des musulmans dont elle informe les dispositions
sociales et morales, en particulier les dispositions selon lesquelles les
hommes et les femmes conduisent leurs relations.[51]
À bien lire Manent, on en vient même à penser
que Manent identifie l’islam politique à une forme d’hégélianisme où l’oumma chercherait à se doter d’un Etat.
Et c’est bien cette conscience politique qui fait dire à Manent que l’islam est
en mouvement.
Ce
mouvement, nous dit Manent, ne se situe pas dans l’ordre économique, ni dans
l’ordre scientifique, et c’est pourquoi nous sommes enclins à le sous-estimer.
Il s’agit d’imposer l’islam comme un protagoniste à prendre en compte dans ces
épreuves matérielles et spirituelles où se décide le sort du monde. Il s’agit
de faire entrer les musulmans dans cette lice d’où ils étaient depuis si
longtemps exclus, et où leurs vertus guerrières prendront enfin leur revanche.
Les faits nous autorisent, non ! ils nous obligent à dire que l’islam
comme tel, que l’islam pris comme un tout significatif est en mouvement, qu’il
s’efforce et s’évertue, bref qu’il est un agent historique à prendre très au
sérieux. C’est donc dans un monde marqué par l’effort, l’avancée, la poussée de
l’islam que nous devons vivre et agir.[52]
En effet, il ne serait pas faux de dire avec
Manent que l’islam politique s’identifie avec une forme de l’hégélianisme où
l’individu doit être surmonté en vue d’une communauté consciente d’elle-même en
tant que communauté réalisant l’Esprit à travers l’Etat.
Mais il est difficile d’adhérer avec lui à
l’idée que pour pouvoir résister à ce mouvement, il faille nous-mêmes réactiver
en Europe une forme d’hégélianisme qui ferait contre-poids à l’islam politique.
Son rejet, en effet, de l’individualisme, que
nous pourrions rattacher au kantisme, l’amène à promouvoir pour l’Europe, du
moins pour la France, un hégélianisme dont l’Europe n’a pas les moyens. C’est
faire fi des conditions économiques que requiert un hégélianisme de droite, à
savoir spirituel, pour pouvoir donner aux autorités force de loi. Ainsi son
recours à la « physique politique » n’est pas anodin.
Mais la « physique politique », c’est
quoi ?
C’est la conscience que l’islam exerce une pression sur l’Europe. En effet,
L’islam
fait pression sur l’Europe et il avance en Europe. Il s’avance en Europe par
l’installation de populations musulmanes nombreuses dans des pays comme la
France. Il fait pression sur l’Europe par l’influence croissante des pays du
Golfe aux capitaux illimités. La situation comporte un troisième élément, d’un
caractère très spécifique, que l’on désigne couramment comme le terrorisme
islamique.[53]
Ce troisième élément, en effet, est le signe
selon Manent de l’extension de la charia à l’Europe. Car, nous dit-il, c’est
« l’intention du criminel qui définit le sens du crime »[54].
L’idée n’est pas pour Manent de faire des
amalgames contre l’immigration musulmane (1), l’influence financière des pays
du Golfe (2) et le terrorisme islamique (3), mais de voir des liens.
Par
exemple, la plupart de nos concitoyens musulmans n’ont rien à voir avec
« l’argent du Golfe », mais quand cet argent contribue à financer une
mosquée, ou un prédicateur, ou une maison d’édition en France, les deux
éléments distincts en principe se rejoignent dans une démarche concrète. De
même, lorsque l’acte terroriste est commis par « un immigré de la deuxième
ou troisième génération », deux autres éléments parfaitement distincts en
principe se rejoignent dans cet acte particulier.[55]
Dès lors, la question que Manent se pose
est : « comment une telle inimité a-t-elle pu naître et croître au
milieu de nous ? »[56]
Il nous semble que cette question trahit chez
Manent une incompréhension fondamentale du problème. Ce n’est pas, en effet, en
promouvant une certaine forme de l’hégélianisme contre une autre que le
problème, selon nous, pourra être résolu. Un bloc contre un bloc nous
replongerait dans un conflit du type de la Guerre froide. Or, le problème,
selon nous est un problème entre la macro-politique et la micro-politique.
Renforcer la politique au niveau macro ne permettra pas de résoudre les
problèmes que pose la micro-politique, qui se situe surtout au niveau des
individus.
Par exemple, le fait que Manent utilise le
terme « guerre » pour qualifier le terrorisme est symptômatique de
son incompétence en matière théologico-politique. Car, en érigeant deux blocs,
certes le mot « guerre » prend sens, mais il reste la signification
particulière du terrorisme, qui est d’être une guerre asymétrique.
Alors oui,
Les
actes terroristes ne seraient que des crimes odieux passibles de la justice
ordinaire, s’ils n’étaient pas guidés par une visée de guerre et les propos de
ruiner la possibilité même d’une vie commune.[57]
Mais non, les velléités de guerre ne font pas
une guerre au sens classique du mot –
surtout si ce sont les individus quelconques qui prennent l’initiative.
Or, c’est justemement dans l’idée de donner au
terme un sens classique que Manent, avec d’autres, réfute l’idée que ce sont
des individus qui font la guerre à
l’Etat français.
Ce ne
sont pas des actes de « déséquilibrés » qui obligent l’Etat français
à protéger militairement les institutions juives de France, y compris et
spécialement les écoles. Ce ne sont pas quelques « loups solitaires »
qui ont amené notre armée à intervenir en nombre et durablement en Afrique de
l’Ouest. Voici qu’un gouvernement normalement enclin à réduire l’importance de
l’instrument militaire a engagé celui-ci sur les deux fronts intérieur et
extérieur. Qu’est-ce que cela signifie sinon qu’il est impossible de ramener
les attaques que nous subissons à des actions individuelles dépourvues de sens
collectif, et que nous sommes pris dans une guerre qui définit une situation
radicalement nouvelle pour nous ? Où cette situation nouvelle prend-elle
figure sinon sur la ligne de contact entre l’islam et l’Occident ?[58]
À bien comprendre Manent, l’islam aurait
remplacé le bloc soviétique dans la lutte contre l’Occident. Ou plutôt :
le conflit idéologique qui opposait le bloc de l’Est au bloc de l’Ouest fait
maintenant place à un conflit de civilisations qui oppose désormais l’islam à
l’Occident.
Etant donné que Manent n’accuse pas l’islam en
soi, mais sa branche radicale, il en appelle à une posture
« défensive ».
À notre avis, cette posture
« défensive » est une imposture, car il est faux de dire que les
Occidentaux n’ont pas choisi cette réaffirmation de l’islam en Occident et dans
le monde. Elle est même, cette réaffirmation, une conséquence directe de la
politique américaine en Afghanistan, lors du financement et de l’armement des
résistants afghans face à l’occupation russe. Alors, lorsque Manent dit
« que la situation est normale, que l’initiative n’est pas venue de
nous »[59],
il y a quelque chose de fondamentalement faux dans ses propos.
L’intention de Manent, en réalité, est
d’essentialiser la lutte. En effet, à travers l’histoire, l’Occident n’a su se
donner une identité que dans l’opposition à un Autre, l’Orient. C’est ainsi
qu’Edward Said, dans L’Orientalisme,
a su montrer de manière magistrale la construction de l’Orient par les Occidentaux, qui avaient besoin d’un ennemi pour
mieux se connaître. Il en va de même ici avec Manent :
Cette
préservation de soi et de ce qui est à soi inclut bien sûr et appelle la
transformation de soi, en particulier un progrès que l’on a le droit d’espérer
décisif dans la compréhension de soi.[60]
C’est ainsi que, à travers une « position défensive », Manent espère
pouvoir redonner une identité à l’Occident, du moins à la France, en soulignant
le fait que la laïcité est impuissante à transformer les mœurs objectives de
l’islam en pratiques subjectives.
Etant admises,
nous dit Manent, la diversité des parcours individuels et l’hétérogénéité
sociale et morale parmi les musulmans français, il reste que nous observons
l’extension et la consolidation du domaine des mœurs musulmans plutôt que son
rétrécissement ou son attiédissement dans notre pays.[61]
La posture intéressante
de Manent, par rapport aux autres conservateurs, est de faire de sa posture défensive une posture qui cède à l’islam le droit d’être en
France, parce que la population musulmane est désormais trop nombreuse et que
l’acceptation de ses mœurs était compris dans le « contrat ».
Donc,
nos concitoyens musulmans sont suffisamment nombreux, suffisamment assurés de
leur bon droit, suffisamment attachés à leur croyance et à leurs mœurs pour que
notre corps politique soit substantiellement, sinon essentiellement transformé
par leur présence.[62]
Outre le fait que les propos de Manent
trahissent ici un conservatisme certain, ils montrent une certaine résignation,
que nous trouvons pathétique.
En effet, c’est à contrecœur que Manent accepte
les mœurs des musulmans en disant que celles-ci ne peuvent être acceptées que
si les musulmans français acceptent eux-mêmes la sanctuarisation de certains
aspects du régime actuel.
C’est ainsi que le dispositif théologico-politique
que propose Manent nécessite des concessions des deux côtés : celui des
musulmans et celui des non musulmans.
Je n’ai
pas l’imagination assez fertile, nous dit Manent, pour concevoir un dispositif
qui évite les frictions dans tous les cas.[63]
Par exemple, les écoles et les hôpitaux sont
des lieux de frictions évidents, mais nous pourrions encore ajouter les
prisons, les quartiers et les médias.
Pour Manent, la seule objection de taille à son
dispositif théologico-politique serait l’acceptation implicite du rôle
subordonné de la femme en islam.
Mais, en y réfléchissant bien, Manent nous dit
qu’il ne nous appartient pas de juger une civilisation dans son rapport à la
femme. Cette question est selon lui trop complexe pour que nous puissions nous
adjuger le droit de légiférer en la matière. Cependant, l’implicite dans leur
venue est d’adhérer à la monogamie et là-dessus Manent nous dit qu’on ne peut
transiger.
De plus, pour Manent, l’autre chose que la
France ne peut accepter est le voile intégral. En cela, il est logique avec son
concept de la reconnaissance. Car, pour lui, « il empêche l’échange des
signes par lesquels l’être humain reconnaît l’autre être humain »[64].
Dans une logique un peu lévinassienne, voici comment il poursuit :
C’est
par le visage que chacun de nous se révèle à la fois un être humain et cet être
humain. La visibilité du visage est une des conditions élémentaires de la
sociabilité, de cet entre-connaissance qui est antérieure à toute déclaration
des droits et la conditionne. Donner à voir le refus d’être vue est une
agression permanente contre la coexistence humaine. Jamais les Européens n’ont
caché leur visage, sauf celui du bourreau. À vrai dire, ils sont rares les
groupes humains qui se sont imposé cette servitude lugubre. Nous avons le droit
et le devoir de porter contre cette coutume l’interdiction la plus absolue.[65]
À cette acceptation des mœurs musulmanes – sous
conditions, Manent estime que la laïcité n’a pas permis un véritable état des
lieux. En effet, en nous interdisant de juger, les mœurs musulmanes se sont peu
à peu installées dans l’Hexagone sans qu’on ait eu une conscience véritable de
ce qui se jouait.
C’est pourquoi en dépeignant franchement la
situation, Manent espère que nous soyons au clair sur les restrictions à imposer
aux mœurs musulmanes, à savoir l’interdiction de la polygamie et du voile
intégral.
De plus, il estime également nécessaire de
réaffirmer l’importance de la liberté de pensée et d’expression. Car, selon
lui, le concept d’« islamophobie » est trop souvent utilisé pour
s’auto-censurer.
On ne
saurait se cacher la condescendance que cette protection trahit, puisqu’elle
suppose que les musulmans ne sont pas prêts à affronter les chances et les
risques d’une vie libre.[66]
La critique, en effet, selon Manent, doit
pouvoir être menée sur les questions de dogme mais le respect doit être de mise
pour toutes les personnes. Or, ce que Manent constate, c’est qu’on n’a plus de
respect pour les personnes mais qu’on en a excessivement pour les dogmes, qu’on
s’interdit de critiquer.
Pour Manent, les religions possèdent
elles-mêmes des manières qui leur sont spécifiques de répondre aux critiques.
Et les critiques peuvent également se reposer sur la loi lorsqu’une religion a
été publiquement critiquée. Mais que la critique ait été formulée dans un cadre
privé ou public, la religion ne peut en aucun cas être considéré comme un bien
personnel qu’il appartient aux individus de défendre comme si toute critique
relevait de l’offense personnelle. Il convient donc selon Manent de distinguer
le public et le privé.
Mais la liberté n’est pas insulter, nous
rappelle Manent. La liberté, c’est le droit de critiquer sur la base d’une
discussion rationnelle et argumentée.
C’est
sans doute parce que la critique réclame des raisons, et que, si nous pensons
avoir la raison en général pour nous, nous n’avons pas envie d’avoir à chercher
des raisons précises et sérieuses.[67]
Cette raison, dès lors, nous comprenons qu’elle
a nécessité et qu’elle nécessite encore un effort pour goûter la liberté. Ce
n’est pas un droit formel, ni la liberté telle que la conçoit la laïcité, qui
nous permettent de saisir ce qu’est la liberté fondée sur la raison. C’est
l’expérience des arguments avancés au fil de l’histoire. C’est pourquoi Manent
évoque un élément selon lui indispensable pour comprendre la liberté en
Occident : une « forme de vie ».
La forme
de vie, en effet, pour Manent, est définie par la nation dont les
frontières délimitent ce qui lui est intérieur et ce qui lui est extérieur. Or,
l’islam justement lui pose une question qui relève à la fois de la politique
intérieure et de la politique extérieure.
Il ne s’agit pas pour Manent de déterminer ici
ce qu’est le vrai islam, mais de
répondre aux citoyens par une enquête exigeante qui n’est pas cependant
savante, puisque l’idée est de pouvoir agir.
Or, la nation ne peut se faire sans un minimum
de repères. D’où l’intérêt de Manent pour l’histoire, qui selon lui doit servir
de guide.
Le
contraste politiquement le plus pertinent entre la chrétienté et l’islam, nous
dit Manent, tient alors en peu de mots : l’islam n’a jamais pu abandonner
la forme impériale que la chrétienté n’a jamais pu prendre durablement,
trouvant en revanche sa forme dans la nation, ou dans la pluralité de nations
appelée d’abord précisément « chrétienté », puis
« Europe ».[68]
Mais l’histoire de l’Europe ne s’est pas faite
sans vicissitudes. En effet, pour atteindre sa forme de vie actuelle, le
continent européen a expérimenté la cité et l’empire. La cité se caractérise
par la mesure et l’empire par la démesure. Alors que la cité permet la
« conscience de soi » de la communauté dans une forme politique par
elle reconnaissable, l’empire répond à un orgueil qui ne permet pas par sa soif
de domination le « retour à soi de l’esprit ».
Ce ne
fut pas seulement sa peau et ses os, mais la connaissance de ce qui est en
l’homme, que l’ancien Israël sauva entre les empires d’Orient jusqu’à ce que
l’empire d’Occident vienne à bout de détruire le Second Temple.[69]
Ce point sera important pour comprendre comment
Manent conçoit le caractère politique et spirituel de la nation. Tandis que le
retour sur soi caractérise les juifs, qui, quand bien même dispersés, ont conscience de la nation, l’Orient est déchiré entre
différents empires qui ne cessent de se disputer. D’où les identités fluides,
si l’on peut dire, et d’où également « les progrès de l’Etat
islamique »[70].
L’Europe, elle, n’a pas fait coïncider
« l’association politique » avec « l’aire de
civilisation ». C’est pourquoi nous ne pouvons pas parler de césaro-papisme pour qualifier
l’Occident.
Dès lors, ce qui distinguerait l’Occident et
l’Orient, ce serait la séparation entre l’Etat et l’Eglise pour l’Occident et
leur union pour l’Orient. Voici ce qu’en dit Manent :
Cette
thèse, que j’ai résumée un peu cavalièrement mais, je crois, fidèlement,
comporte trop de vraisemblance pour qu’on ne la prenne pas au sérieux. En même
temps elle est trop abstraite, c’est-à-dire trop peu politique, trop peu
attentive à la condition politique des hommes, pour nous aider beaucoup alors
que nous essayons de nous orienter dans la situation définie par une rencontre
d’un type inédit entre l’Europe et le monde arabo-musulman.[71]
Cette thèse, Manent nous dit qu’elle sert ceux
qui prônent la fin de l’histoire et qu’elle ne nous aide pas à comprendre en
réalité ce qui se passe. Selon lui, il y a deux types d’objections à la thèse
de la séparation : une objection historique et une autre politique.
Pour la première, l’objection historique,
Manent va à l’encontre de Gauchet, sans le nommer bien sûr. Il dit que la
séparation n’est au cœur du christianisme. Car, si elle l’était, elle a mis
bien du temps pour advenir. De plus, alors que la déclaration des droits de
l’homme considère que les hommes sont nés libres, le christianisme considère
qu’ils sont nés esclaves et que c’est la croyance en Christ qui les libère.
D’où le scepticisme de Manent de faire découler la thèse de la séparation du
christianisme :
On a
peine à croire que c’est en séparant radicalement leurs principes politiques
des principes du christianisme que les Européens firent apparaître, validèrent
et mirent en pratique la séparation radicale qui était supposément au principe
de celui-ci. C’est supposer le christianisme aussi puissant sur le monde
qu’ignorant de soi.[72]
Pour la seconde, l’objection politique, Manent
explique que « la séparation n’est pas un principe politique qui se
suffise à lui-même »[73].
Car, s’il y a formellement une séparation, la vie des citoyens et des croyants
n’est pas elle-même aussi tranchée sur les questions politiques et religieuses
qui règlent leur quotidien.
Au lieu
de regarder la séparation comme le secret longtemps caché ou voilé du
développement européen, nous devons plutôt chercher ce qui a été tout au long
de notre histoire le principe de réunion et d’association de l’homme européen. La
séparation, aussi utile et même nécessaire qu’elle soit devenue, n’est pas par
elle-même principe de vie. L’unité, ou plutôt la recherche de l’unité, est
principe de vie.[74]
Il est vrai, avoue Manent, que l’articulation
du politique et du religieux n’a jamais été facile et que, si l’on a longtemps
cru que le sort de l’un ou de l’autre était réglé, l’histoire n’a jamais dit
son dernier mot.
C’est ainsi que Manent en vient à prôner une dialectique entre le politique et le
religieux et qu’il formule le défi de cette dialectique de la manière
suivante : « se gouverner
soi-même dans un certain rapport à la proposition chrétienne »[75]. Or,
c’est ce rapport dialectique, selon Manent, qui a permis à l’Europe de sortir
de la tentation d’un empire.
En effet, la dialectique entre le politique et
le religieux n’a jamais été compatible avec un empire. Car ce dernier ne permet
pas à la communauté de prendre conscience d’elle-même en tant que communauté
politique et spirituelle.
C’est
donc dans une forme politique nouvelle, une forme politique ignorée des
Anciens, que les Européens s’efforcèrent de mener à bien cette collaboration.
C’est dans une forme politique inédite que les Européens entreprirent cette
démarche politique et religieuse inédite : se gouverner soi-même en
obéissant au dessein bienveillant de Dieu.[76]
C’est pourquoi Manent dit que ce qui
caractérise l’Europe ce n’est non pas la séparation mais l’union entre le
politique et le religieux. Cependant, nous pouvons dire que sa conception de
l’union dialectique entre le
politique et le religieux se réalise bien plus en Amérique qu’en Europe,
puisque le protestantisme repose bien plus sur la croyance pure, l’acte de foi,
que l’Eglise romaine, qui procède, elle, d’une structure hiérarchique plus
problématique à côté du politique.
Il est donc faux selon nous de dire avec Manent
qu’il existe une continuité entre le catholicisme et le protestantisme. L’enjeu
est d’après nous bien plus important, puisqu’il y aurait une expulsion du
religieux hors d’Europe. Cela a ainsi commencé avec les protestants, qui ont pu
fonder leur Etat en Amérique en 1776. Cela a continué avec les juifs, qui,
après la la Shoah, ont créé leur Etat
en Palestine en 1948. Et cela se poursuit encore avec les musulmans, qui voient
émerger un Etat islamique depuis 2014. L’Europe serait donc le lieu de
l’expulsion du religieux et, particulièrement par rapport à son histoire, des
religions du Livre.
De plus, Manent occulte complètement les
empires coloniaux. Qu’est-ce que cela signifiait pour les Anglais et pour les
Français, si l’on tient compte de cette dialectique décrite par Manent entre le
politique et le religieux ?
Nous ne pensons pas, en effet, que la
problématique s’est posée pour eux en ces termes. Un siècle de liberté
scientifique avait amené les Européens, au seuil de la guerre, à écarter
complètement la question religieuse de l’horizon même de la nation. En fait, il
serait plus juste de dire que l’Europe est le continent de la sortie du religieux et de la mystique en politique.
Deux thèses que nous reprenons respectivement à
Marcel Gauchet et à Charles Péguy et qui caractérisent à notre avis la
situation de l’Europe. Il est vrai que Manent fait le même constat en disant
que le politique et le religieux ont tous deux perdus de leurs influences, au
point où nation et christinanisme ne signifient plus grand
chose à l’oreille des citoyens. La faute à la dévalorisation de l’histoire
européenne. Dès lors, la venue de l’islam ne pose pas de questions, ne doit pas
poser de questions, parce que la nation et la religion ne doivent pas
interroger les musulmans en tant que communauté, ni en tant que croyants d’une
religion particulière. Pourquoi ?
Parce que l’islam, en tant que religion et
civilisation rivales de l’Occident, est le meilleur marqueur de la liquidation
de l’histoire de l’Europe où la nation et la religion ne doivent plus avoir
place.
Il faut cependant préciser que parmi les laïcs
il existe, nous dit Manent, des individus sincères qui s’interrogent sur
l’islam en Europe et particulièrement sur la place de la femme dans ce qu’ils
caractérisent avant tout comme une « culture ». C’est justement parce
que eux-mêmes considèrent l’Europe comme une « culture » qu’ils
négligent le double rôle de la politique et de la religion au profit de l’Etat
laïque.
C’est donc cette méconnaissance de soi qui tend
à méconnaître – en retour – l’islam comme réalité sociale et spirituelle.
Ainsi, Manent précise bien qu’il ne s’agit pas de juger l’islam en soi mais de nous juger nous-mêmes en
fonction de la question que nous pose l’islam en tant que réalité sociale et
spirituelle. En bref, c’est ressaisir l’Europe à travers son histoire et voir
comment cette histoire peut nous permettre de mieux intégrer les musulmans dans
la réalité particulière qui est la nôtre.
[L’]opinion
dominante en Europe tend à considérer l’Europe comme un « rien », un
espace vide de toute chose commune, ou alors tout au plus comme une
« culture ». Je crois que ces deux interprétations sont fausses, quoique
à des degrés divers.[77]
En effet, Manent pense qu’après les efforts de
plus de cinquante ans, la classe dirigeante européenne n’a pas réussi à imposer
une « Europe post-nationale ». Si, en Europe, le politique et le
religieux sont dans une situation déplorable, il y a encore selon Manent la
possibilité de développer une posture défensive.
Le crime que constitue la Shoah n’est pas une raison suffisante pour Manent d’écarter Dieu de
l’Europe. La mort de Dieu, du moins
son absence d’Europe, serait selon lui une erreur qui ne nous ramènerait pas
vers le dieu des philosophes mais vers un paganisme inquiétant.
Le paganisme dont il parle, même s’il ne le dit
pas explicitement, est dominé par l’argent, le marché mondial ou encore une
« Providence artificielle ». C’est selon lui le règne de la
nécessité. Or, si nous voulons nous redonner une liberté d’agir, si nous
voulons retrouver le sens du libre arbitre, il faut retrouver le sens du
« bien commun ». C’est pour lui « le désir et l’espérance de
l’Alliance »[78].
Ce lieu commun n’est possible qu’en dépassant
les droits individuels vers une réactivation des nations. Car ce n’est qu’en
redonnant aux nations une capacité d’agir que l’islam pourra s’intégrer et
participer à la vie commune.
Cependant, voici ce que Manent nous dit :
Les
gouvernants successifs ont renoncé à s’adresser aux musulmans de France comme à
des participants à une action commune puisqu’ils ont renoncé à l’idée même
d’une action commune dont « la France » serait l’élément, l’agent et
l’objet.[79]
Pourquoi ? Parce que nommer une chose
commune dont les musulmans sont exclus est impossible pour les gouvernants,
soucieux d’intégrer les musulmans.
Dès lors, ils ne nomment pas ce qui
exclut les musulmans, à savoir les non-musulmans. Mais alors se pose le problème
de ne pas se donner les moyens de les intégrer véritablement, puisqu’en
refusant de nous nommer, nous, on en vient tout de même à les nommer, eux, en
les cantonnant à un rôle de victimes.
Comment
faire ? Comment faire disparaître les musulmans après avoir fait
disparaître les non-musulmans ? Eh bien en interdisant de les nommer eux
aussi ! Mais comment ne pas les nommer quand par ailleurs on est soucieux
de garantir et de vérifier que leurs droits de citoyens sont bien
respectés ?[80]
En qualifiant toute parole sur « les
musulmans » comme « islamophobe ». C’est en agissant de la sorte
qu’on cherche à défendre leurs droits de citoyens. Mais Manent nous dit que
c’est leur rendre un mauvais service, parce qu’en ne les amenant à s’exprimer
que sur le ton de la plainte, on ne leur permet pas de s’exprimer autrement.
Les politiques, dès lors, ne sont que les reflets d’une politique qui n’est
plus.
Ils
procèdent comme si la vie sociale était un spectacle
et comme si les parties du corps politique étaient des objets dont la
perception pouvait être commandée : la politique devient mise en scène. Par des gestes et des
paroles de plus en plus emphatiques, ils s’échinent à nous montrer ce qu’ils
nous commandent de ne pas voir.[81]
C’est ainsi en plongeant le débat public dans
les plaintes de victimes que les politiques ont contribué à dissoudre encore
plus la vie nationale, qui se résume aujourd’hui à une compétition des
minorités dans la plainte.
En effet, selon Manent, la lutte d’aujourd’hui,
celle des musulmans pour l’égalité des droits, est fondamentalement différente
de celle de hier, la lutte des classes, car celle-ci visait surtout la forme de
vie commune tandis que la leur vise quelque chose d’indéterminé.
C’est que Manent nous dit qu’ils ne savent pas
très bien eux-mêmes ce qu’ils veulent exactement. La grande majorité d’entre
eux reste pour le moins passive.
Cette
passivité et cette taciturnité de l’islam de France forment une principale
partie du problème de l’islam en France et pour la France.[82]
Mais pourquoi ? Parce que, selon Manent,
les Français, par hantise du communautarisme, ne veulent voir autour d’eux que
des individus. Dès lors, cette volonté de ne pas laisser s’exprimer la
communauté a plus aggravé les choses qu’elle ne les a favorisées. C’est pourquoi
Manent dit que notre
méconnaissance
de leur existence collective ne les incite guère à exprimer celle-ci en
direction du tout social, et nous comblons le fossé qui ainsi se creuse en
faisant les uns et les autres un usage intempérant du langage des droits, qui
ne fait qu’aggraver le malentendu.[83]
Le malentendu, en effet, est lié à l’idée
qu’une égalité des droits aboutirait à la vie commune. Or, selon Manent, une égalisation par le droit est un leurre.
Car, cela n’empêchera pas au « groupe de mœurs » des musulmans de se
consolider et de se détacher de la vie de leurs concitoyens, puisqu’un tout
commun à tous les Français n’a pas été préalablement défini.
Il faut donc sortir de cette impasse en
dégageant un tout commun, une « forme de vie ». Car, les droits de
l’homme dissolvent les mœurs des musulmans et ce que les musulmans veulent
avant tout en France, c’est de préserver leurs mœurs. D’où l’importance de
tenir compte chez les musulmans de cette démission essentielle de l’être
humain, à savoir la vie sociale et spirituelle. Comment dès lors intégrer les
mœurs des musulmans à « une forme de vie politique qui ne se contente pas
d’abriter ces mœurs mais devienne pour eux l’objet d’une adhésion et d’une
participation désirables par elles-mêmes »[84] ?
Manent propose de réactiver le concept de
« nation ». Pour ce faire, il ne souhaite pas une « réforme de
l’islam ». Il souhaite une nation forte à travers la conscience de ses
frontières intérieure et extérieure. À défaut d’une telle conscience, ce sera
une islamisation subie à laquelle nous risquons d’assister.
Manent explique que la faiblesse actuelle de la
France est essentiellement morale et politique, même si celle-ci a des raisons
économiques.
Si nous
considérons la France en particulier, on rappellera que les années qui ont
suivi la fin du gaullisme, c’est-à-dire en pratique la mort du président
Pompidou, ont été celles d’une détente de tous les ressorts, et d’un
affaiblissement de toutes les règles, de la vie publique et privée.[85]
Mais, selon Manent, le mal remonte plus loin.
Dès la Révolution française, avec les droits de l’homme, les droits individuels
ont pris le pas sur les droits du citoyen. C’est pourquoi une dissolution de
l’héritage historique de la France à travers la disposition de ses frontières
entraînerait une disparition de la France purement et simplement.
Qu’est-ce qui a retardé cette
dissolution ? Cette dissolution a été retardée par la double
indétermination politique et religieuse qui a permis la production de la chose
commune. Mais l’Etat moderne vient délier ce double lien.
Qu’est-ce
que l’Etat moderne en effet, l’Etat souverain et libéral, sinon cet instrument
extraordinaire qui à la fois tend à priver de pertinence la diversité des
régimes et des formes politiques et à s’interposer entre l’homme et Dieu, ou à
se faire Dieu ? Il tend à priver de pertinence ou d’importance la question
du régime ou de la forme politique parce qu’en garantissant aux sociétaires la
jouissance de leurs droits, il paraît les dispenser d’avoir à se gouverner
eux-mêmes. Il s’interpose entre l’homme et Dieu, ou il se fait Dieu, parce
qu’en s’abstrayant de la société où vivent les hommes, et en se donnant comme
l’auteur souverain de l’ordre humain, il prend la hauteur et s’arroge la tâche
réservée à la Providence divine.[86]
Ce détachement du politique et du religieux est
clairement incarné actuellement par l’UE qui, à travers le concept de gouvernance représente l’Etat sans lien
quelconque.
Cet Etat implique que l’on interroge le
politique et le religieux. Pour le politique, Manent explique qu’il nous faut à
nouveau un gouvernement représentatif, un gouvernement dans lequel les
musulmans puissent aussi se reconnaître. Cette reconnaissance passe d’abord par
la reconnaissance de la communauté musulmane française par les politiques. Et cette reconnaissance nécessite une
volonté des politiques de rendre cette communauté indépendante des influences
extérieures, quitte à enfreindre la loi de 1905. Mais cette reconnaissance doit
aller dans les deux sens.
Certains
déplorent l’entorse à la loi de 1905 que constitue, je l’ai rappelé, le
financement par les collectivités locales de la construction de mosquées ou de
l’entretien d’associations cultuelles musulmanes. Ils réclament l’application
de la loi.[87]
Cependant, Manent nous dit que l’application
stricte de la loi rendait la communauté musulmane de France sujette à
l’influence extérieure. Dès lors, si nous voulons nous donner les moyens de
notre politique, nous devons rendre indépendante la communauté musulmane de
France. Le constat sera clairement établi si les musulmans arrivent à faire
reconnaître leur appartenance française aux autres musulmans et les Français,
l’appartenance des musulmans à la nation française.
Cette logique des appartenances va certes à
l’encontre de la citoyenneté comme on l’entend habituellement, puisque celle-ci
« détache des appartenances »[88].
Le vrai
citoyen désormais, c’est celui qui est détaché de toute communauté même
civique, ou qui porte la pluralité de ses attaches comme autant de liens qui ne
le lient pas.[89]
Or, c’est contre cette définition que Manent en
vient à formuler un dispositif théologico-politique, un dispositif où
l’identité est primordiale.
Le
dispositif des identifications qui font la personnalité, soit l’identificiation
à sa famille, son parti, sa religion, sa nation, ne change que lentement si
seulement il change, et ce changemenent comporte toujours crise et douleur.[90]
Ainsi, Manent pense possible, voire nécessaire,
de lier les appartenances communautaires à la citoyenneté.
Les
musulmans deviendront vraiment citoyens non en se séparant ou s’abstrayant de
leur religion mais en se voyant comme
musulmans membres de la communauté nationale.[91]
En d’autres termes, les musulmans en acceptant
de faire partie d’un tout qui les dépasse en tant que musulmans accèdent à la
citoyenneté en tant que musulmans. Le
politique et le religieux sont ainsi liés sans qu’il y ait d’interférences
entre le politique et le religieux. C’est ce mouvement qui permet de sortir
d’un communautarisme étroit, qui a peur de l’autre.
En fait, Manent ne cherche pas à dire que les
musulmans se sont enfermés dans le communautarisme, il dit seulement qu’ils
n’ont pas fait un choix clair, qu’ils sont dans une sorte de passivité. C’est
cette passivité qu’il souhaite dépasser.
Cette passivité, en effet, n’est dépassable que
si l’on reconnaît que la France est « un pays de marque chrétienne »[92].
Mais l’idée, bien entendu, n’est pas de placer les musulmans dans une
« place subordonnée »[93],
puisque les chrétiens eux-mêmes doivent accepter un tout qui les dépasse et se
revoir reconnus comme chrétiens par
la nation. De plus, dans le dispositif théologico-politique de Manent, la
séparation des pouvoirs, entre le politique et le religieux, est maintenu.
J’appelle
dispositif théologico-politique le rapport dynamique qu’entretiennent les
grandes masses spirituelles de l’Occident.[94]
Manent en identifie cinq : « le
judaïsme, l’islam, le protestantisme évangélique, principalement américain,
l’Eglise catholique, enfin l’idéologie des droits de l’homme »[95].
Selon lui, l’Eglise catholique est la seule, parmi les cinq, qui tient compte
véritablement de l’autre. C’est pourquoi Manent explique qu’elle est dans un
rapport dialectique.
Surtout,
étant seule capable de nourrir une relation significative et substantielle avec
toutes les autres forces spirituelles, elle est le centre et le pivot du
dispositif dans lequel nous avons à vivre et à penser.[96]
C’est elle, selon Manent, qui peut assurer la
concorde. Les catholiques doivent juste veiller à ne pas entrer dans une
concurrence des identités.
Une
certaine « communautarisation », nous dit Manent, est inévitable.
Elle est même souhaitable dans la mesure où elle prévient le mensonge
idéologique de la nouvelle laïcité qui prétend nous obliger à faire semblant
d’être seulement des individus-citoyens.[97]
L’identité française, en effet, ne peut pas
faire l’économie de communautarisations au sein de la nation. Les communautés
doivent cependant savoir qu’il y a un tout, la nation, qui restitue leurs identités
en tant que communautés et que ces
communautés ne font sens, ensemble, qu’en tant que nation.
Si nous ne tenons pas compte de la nation comme
« forme politique », l’Europe sera le lieu de « rencontre de
deux ensembles dépourvus de forme politique »[98], à
savoir l’UE et l’islam.
Comme
l’islam n’a jamais trouvé de forme politique propre, l’Europe entend abandonner
la forme politique qui lui était propre. Dans cette rencontre de deux ensembles
dépourvus de forme politique vient se résoudre la malédiction, ou l’infirmité,
d’être né quelque part.[99]
Il ne s’agit pas selon Manent de réduire
l’Europe au fascisme pour justifier le rejet d’une forme politique et
spirituelle. Au contraire, il faut retrouver cette forme politique et
spirituelle qui définit de manière irréductible l’Europe. Et cette forme est à
la fois représentée par les religions de l’Antiquité gréco-romaine et le
christianisme.
L’Europe
fut grande pour ses nations tant qu’elle sut mêler les vertus romaines, courage
et prudence, à la foi dans un Dieu ami de toutes et de chacune.[100]
Israël tient également une place centrale dans
le dispositif théologico-politique de Pierre Manent dans la mesure où cette
reconnaissance de l’Etat d’Israël permet à l’Europe de s’acquitter de sa dette
vis-à-vis du peuple juif qu’elle a cherché à exterminer.
C’est ainsi en tenant compte de l’Alliance que
le peuple d’Israël a établi avec un Dieu unique que les nations européennes ont
pu se concevoir à travers une forme politique qui, à présent, doit, selon
Manent, servir de modèle aux musulmans.
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