UN PUR SIGNIFIANT


Dans son rapport de situation de 2016, le Service de renseignement de la Confédération (SRC) considère pour la seconde année consécutive le terrorisme religieux comme l’une des principales menaces visant la Suisse. Or, face à la menace que constituent les personnes radicalisées en Suisse ou de nationalité suisse, aucune structure n’est à même de nos jours de les prendre en charge sur le territoire national. C’est donc afin de remédier à cette absence que nous souhaitons proposer un programme de recherche, qui puisse être mené conjointement dans trois domaines différents: le droit (1), la psychologie (2) et l'éducation (3). Le droit, parce que la question du terrorisme fait intervenir une dimension juridique encore floue. Il s'agit donc, dans un premier temps, d'éclaircir cette notion de terrorisme du point de vue du droit, de la philosophie du droit et de l'éthique normative. D'où l'importance de la théologie politique de Carl Schmitt (Schmitt, 1988 ; Laurens & Delmas-Marty, 2013). La psychologie, parce qu'il y a dans la radicalisation un développement qui fait intervenir à l'instar du droit la notion de norme. Et cette norme, à la fois juridique et psychologique, est aussi sociale. Si, comme Jean Piaget, l’on considère que l'individu se développe biologiquement et psychologiquement jusqu'à l'acquisition des normes rationnelles, la question de l'éducation est ici centrale.


I
Le droit

Au fil du temps, nous ne savons toujours pas ce qu’est le terrorisme. Il semblerait bien, pourtant, que cette violence politique soit née avec la démocratie libérale. Elle est une manière de tester la démocratie en son nom et contre elle. Aussi, le droit est au cœur de l’enjeu politique, car le droit seul peut qualifier un acte de « terroriste ». Cependant, alors que le terrorisme d’extrême gauche fait place à un terrorisme religieux, la question de la santé mentale se pose de plus en plus, confrontant ainsi le droit à l’un de ses paradoxes : soit l’individu qui a perpétré le crime est diagnostiqué comme étant mentalement malade et son cas échappe à la justice et relève de la psychiatrie, soit il est considéré comme sain et son cas tombe sous le coup de la justice et échappe à la psychiatrie.
Mais la confusion ne cesse d’augmenter. Elle ne cesse d’augmenter, car la justice elle-même ne sait pas comment juger le terrorisme, puisque, si le criminel est un combattant étranger, son cas relève du droit de la guerre et, si le criminel possède la nationalité du pays dans lequel il a commis son crime, alors son droit relève normalement du droit pénal. C’est que la qualification, ici, est au cœur d’un enjeu politique véritable entre le droit positif et le droit naturel : soit la Constitution, au fondement de l’Etat de droit, est inviolable et le crime ne peut se dire politique puisque relevant du droit commun ; soit le crime peut se dire politique et le droit commun, que garantit la Constitution, peut être suspendu au profit d’un état d’exception, qui viole la Constitution et donc le droit des citoyens. C’est là où le droit tente de nos jours de s’appuyer sur la psychiatrie pour justifier un état d’exception qui permet un pouvoir sur les individus (biopouvoir) à partir d’un savoir biomédical. D’où la centralité de la norme à la fois juridique et psychologique.
Comme Canguilhem, nous devons nous poser la question suivante : qu’est-ce qui est normal et qu’est-ce qui est pathologique ? Et, si le terrorisme est pathologique, sur quels critères se fonde-t-on ? Comment détermine-t-on, dans le cas du terrorisme religieux, une psychologie et une psychopathologie du fanatisme ? Cela relève-t-il d’un manque de distance critique face aux textes sacrés ? Cela relève-t-il d’un problème d’éducation ou d’enseignement, c’est-à-dire un problème impliquant la société civile (la famille) ou un problème dû aux défaillances de l’instruction publique (l’Etat), en l’occurrence le Département de la formation, de la jeunesse et de la culture (DFJC) du Canton de Vaud ? Comment un discours populiste se fondant sur l’exclusion des migrants, de l’islam, etc., pour mettre à nue les failles du système le renforce-t-il paradoxalement ? Et comment la psychiatrie pour pouvoir déradicaliser doit d’abord éclaircir le concept de radicalisation ? On se radicalise en fonction de quoi ? D’une exclusion socio-économique ou politique ? Et si les frontières, seules, participent de la criminalisation des migrants à travers une théologie politique qui se fonde sur un biopouvoir, que reconduit peut-être le modèle biopsychosocial de Engel ?


II
La psychologie

Pour savoir déradicaliser en Suisse, nous devons d’abord éclaircir le concept de terrorisme dans le droit suisse, d’autant plus que la Loi sur le renseignement (LRens), adoptée le 25 septembre 2016 et plébiscitée dans le canton de Vaud à hauteur de 74,2%, le taux d’adhésion le plus élevé au niveau national, permet de dégager en négatif une définition pour le pays, du moins une théorie de la souveraineté qui lui est spécifique, compte-tenu de son histoire, de son fédéralisme, de la délégation des pouvoirs, etc. Il s’agit donc de revenir sur cette votation, d’y regarder les enjeux, les rôles attribués aux différents acteurs institutionnels (partis politiques, SRC, Fedpol, Cfgfr, DFJC, etc.) et les implications futures pour la sécurité de la population et le système de santé, notamment les tensions qu’une loi fédérale peut engendrer avec une loi cantonale, à savoir la LRens vs. la Loi sur la santé publique (LSP).
C’est ainsi qu’une loi fédérale impliquant de facto un état d’urgence, c’est-à-dire une suspension du droit commun pour des cas même limités à quelques individus, une loi comparable à l’attainder-bill anglais (Montesquieu, 1979), opère une concentration des pouvoirs sans précédent en Suisse entre les mains d’un seul, à savoir le commissaire d’action. Or, si le flou règne encore dans ce pays sur l’identité du commissaire d’action, nous penchons non pas vers la figure du juge antiterroriste comme a pu l’être en France le juge Trévidic mais vers la figure du psychiatre, étant donné le contexte particulier dans lequel nous a plongés la Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal) en accordant à la psychiatrie un large crédit dans le traitement des maladies dites de civilisation.
Dès lors, la tendance actuelle à voir dans les cas de terrorisme religieux une maladie de civilisation (Huntington, 1997) amène de fait le psychiatre à déterminer la responsabilité pénale d’individus présumés coupables de crime impliquant la sûreté de l’Etat. Dans cette perspective, nous comprenons comment le psychiatre en Suisse a pu concentrer entre ses mains un pouvoir et un savoir conjoignant les normes juridique et psychologique ainsi que les questions de santé et de sécurité. Ce qui est paradoxal, par contre, c’est de voir que la LSP, en application depuis 1985 dans le canton de Vaud, vise une forme de désinstitutionnalisation de la santé en cherchant à rendre autonome le patient le plus vite possible afin de l’éloigner aussi vite de l’« asile de fous ». D’où l’importance des soins ambulatoires.
Mais cette désinstitutionnalisation de la santé n’a pas pour autant laissé la pensée médicale intacte. L’intégration étroite entre la médecine et la population à travers cette soi-disant désinstitutionnalisation de la santé a fait se compénétrer la psychiatrie et la communauté. La pensée médicale ne pouvait donc plus se contenter d’une thématique purement biomédicale mais devait déborder sur les champs psychologique, social et, maintenant, spirituel. C’est ainsi que, comme l’explique Jacques Besson, professeur au CHUV, est née la psychiatrie communautaire. Or, cette psychiatrie communautaire se confond-t-elle pour autant avec ce que Foucault dénonçait comme un « biopouvoir » en y joignant à la fois les concepts d’« individu disciplinaire » et de « ville carcérale » ?
Non, car le Professeur Besson a eu soin de montrer durant des années le rôle de la spiritualité sur la santé en contrepoint des déterminants purement physiques tels qu’il a pu les observer dans les cas d’addiction à des substances psychoatives. Dès lors, le rôle de la spiritualité qu’il a pu constater dans l’auto-guérison lui a permis de voir l’effet psychosomatique de la croyance, c’est-à-dire la force de l’esprit sur le corps et peut-être au-delà (télépathie et télékinésie). Cela l’a donc amené à conceptualiser ce qu’il appelle la « santé spirituelle », notamment à travers des expériences en neuroimagerie sur des moines tibétains en méditation. Ses travaux rejoignent ainsi les travaux de Francisco Varela sur l’embodied cognition.
L’embodied cognition ou l’énaction en français accorde une grande importance à l’environnement que les individus investissent tant physiquement, affectivement, que symboliquement. L’environnement, en effet, est perçu par cette approche théorique de la cognition comme une extension de la mémoire. Et, si les avancées technologiques permettent une meilleure maîtrise de notre environnement naturel, cette maîtrise de la nature par l’homme tend à promouvoir une unité quasi religieuse, qui se voit par exemple dans l’engagement des citoyens pour l’écologie. Cette prise de conscience d’une unité supra-étatique, en l’occurrence la Terre, rejoint également une harmonisation des législations nationales à travers l’Etat mondial que devient lentement mais sûrement l’ONU.
Cette prise de conscience d’une unité tant naturelle que politique n’est pas sans créer de tensions avec le concept d’Etat-nation, qui nous a permis d’entrer dans la modernité. En effet, l’opposition politique à la mondialisation se traduit par un rejet des élites et par la montée du populisme au sein de nombreux pays occidentaux. Le capitalisme, les migrants, l’identité nationale deviennent ainsi des problèmes qui occupent l’agenda politique et qui s’invitent dans les débats forçant les politiques à prendre position. C’est de cette manière que le terrorisme a été en partie instrumentalisé par les populistes pour dénoncer les dangers de l’immigration. D’où le retour des constitutionnalistes sur la pensée du juriste nazi Carl Schmitt pour justifier l’état d’urgence.
Or, nous savons que Carl Schmitt fait de la désignation de l’ennemi le propre du politique. Et les intellectuels qui, de nos jours, se réclament de sa pensée pour concevoir la situation d’exception renforcent théoriquement le populisme à travers une sorte de nouvelle Révolution conservatrice. Il semblerait bien pourtant que, du point de vue de la psychologie, le terrorisme soit ce que Lacan appelle un « pur signifiant », un pur signifiant qui fait le jeu des médias dans la course à l’audience et au sensationnel. Edward W. Said, par exemple, a su montrer comment l’islam est instrumentalisé dans les médias occidentaux (Said, 2011) et comment les experts sont en grande partie liés à ce phénomène.
C’est que l’orientalisme (Said, 2005) a toujours participé de la construction identitaire de l’Occident en faisant de l’Orient un repoussoir qu’il fallait contrôler, maîtriser, neutraliser, si ce n’est civiliser, etc. Les orientalistes, dès lors, ont contribué à une meilleure connaissance de l’autre par essence qu’est l’Oriental au sens large (Proche-Orient, Moyen-Orient, Extrême-Orient, mais également l’Afrique, qui, dans l’imagination des explorateurs et des littéraires, étaient perçus comme un Orient, pensons en cela à l’Egypte). C’est ainsi que les orientalistes ont depuis le XIXe siècle essentialisé l’Orient, une essentialisation que nous voyons encore à l’œuvre avec l’essentialisation de l’islam, qui, à travers les médias, est décrit comme une menace pour la société occidentale.
C’est pourquoi Edward W. Said explique que les orientalistes, qu’on appelle de nos jours des islamologues, ont besoin que le public conçoive les musulmans comme des ennemis afin de légitimer l’existence de leur discipline et afin de se donner des débouchés professionnels en tant qu’experts de l’Orient dans les services de renseignement. D’où le monopole qu’ils revendiquent aujourd’hui sur la sécurité nationale. Cela passe bien entendu par un verrouillage de ce pré carré qu’est la connaissance de l’islam, de la géopolitique du Moyen-Orient, de l’arabe littéraire, etc. Nous pensons par exemple à Gilles Kepel.
D’ailleurs, l’image qu’ils renvoient eux-mêmes de l’islam dans les interviews qui suivent invariablement chaque attentat à la télévision est une image négative de l’islam. Et la construction d’une idéologie du terrorisme de facture islamiste entre naturellement dans cette perspective. Cela explique pourquoi des penseurs de l’« islamisme radical » tels que Mohammed ben Abdelwahhab et Sayyed Qotb sont abondamment cités par les islamologues contemporains. Le multiculturalisme, de plus, dénoncé par les intellectuels médiatiques ou réactionnaires (Finkielkraut, Zemmour, BHL, etc.), fait naître la peur de l’ennemi intérieur, ce qu’on appelle désormais le homegrown terrorism (le terrorisme domestique) stigmatisant toujours plus une minorité (ethnico-religieuse).
L’approche psychologique du « terrorisme » vise donc à contourner l’approche orientaliste ou culturaliste, qui est celle des services de renseignement, parce que nous cherchons à voir avant tout comment le « terrorisme » comme pur signifiant peut devenir un prétexte pour des individus fragilisés à faire la publicité de leur mal-être à travers notamment des imitations d’attentat que l’on voit peu à peu dans le phénomène du school shooting. Nous ouvrons par conséquent une perspective plus large en cherchant à étudier la logique de l’imitation à travers le phénomène qu’est le buzz, sans pour cela nous concentrer sur une communauté particulière. Car n’importe quel individu peut être pris dans un engrenage psychologique meurtrier, que favorise d’autant plus la viralité d’Internet.
C’est ainsi que, face à la question de la santé mentale des soi-disant « terroristes religieux » et contre une essentialisation d’une religion particulière à des fins de stigmatisation, le concept de santé spirituelle développé par le Professeur Besson permet de surmonter l’impasse juridique à laquelle nous confronte le concept de santé mentale pour déterminer la responsabilité d’un individu dans un acte criminel. En effet, le concept de santé mentale repose sur des déterminants physiologiques auxquels ne répond pas le concept de santé spirituelle. Car la santé spirituelle n’implique aucun déterminant physiologique dans le bien-être spirituel de l’individu.
Or, si le Professeur Besson a su montrer dans le cas des addictions que la spiritualité agit comme un contrepoids à la dépendance de substances psychoactives, il reste à montrer comment le mal-être spirituel sans aucune cause organique particulière, naturelle ou artificielle, peut amener des individus à développer un comportement à risque impliquant des schèmes d’action médiatiquement formatés pour un impact publicitaire mondial faisant passer un simple fait divers pour un acte criminel remettant en question la sûreté de l’Etat. D’où l’importance de l’imitation et le risque de contagion que font courir les médias de masse dans le traitement inadapté de l’information et la diffusion inadéquate des schèmes de comportement dangereux contenus dans celle-ci.
En sachant que les médias participent du contrôle social, le modèle biopsychosocial et spirituel promu par plusieurs médecins du CHUV, dont le Professeur Besson, peut-il jouer un rôle particulier dans la neutralisation des idées-forces contenues dans les images violentes que diffusent l’EI ? Nous pensons que si. Car les idées et les schèmes de comportement contenus dans les images peuvent à présent être étudiés très précisément à l’aide d’un eye tracker, c’est-à-dire un appareil permettant de mesurer et d’enregistrer les mouvements oculaires et l’attention accordée aux images.
Dès lors, le témoignage des djihadistes repentis peut nous permettre à présent de recouper les informations en amont et en aval d’un basculement dans le djihadisme et de déterminer ainsi le degré de dangerosité des images amenant au passage à l’acte, c’est-à-dire soit rejoindre l’EI en Syrie, soit commettre un acte terroriste. Les différents tests effectués auprès des djihadistes authentiquement repentis permettront également de mesurer leur degré d’attention aux images violentes après leur expérience en zones de combat. Ces résultats pourront ensuite être comparés avec les résultats des djihadistes fraîchement débarqués sur le territoire national. Nous pourrons ainsi déterminés si les derniers arrivants sont toujours fascinés par les images violentes qui ont motivé leur départ, tout en ayant garde de ne pas tomber dans une justice prédictive du type de celle dépeinte par Philip K. Dick dans sa nouvelle de science-fiction The Minority Report.
La justice, en effet, doit toujours se fonder sur les faits. Un citoyen qui a voyagé en Syrie, quand bien même son attitude peut laisser penser le pire, ne peut pas être inculpé – faute de preuve – pour un crime qu’il n’a pas commis. Or, voyager même dans une zone de conflits ne peut pas entraîner une détention illimitée par mesure de sûreté, comme le gouvernement américain le pratique avec le camp de Guantánamo. L’intentionnalité comme les cliniciens le savent et les neuroscientifiques également reste un sujet qui échappe à une explication purement empirique et dans ce cas prévisible. C’est la raison pour laquelle n’importe quel citoyen en absence de preuve de crime avéré doit bénéficier de la présomption d’innocence.


III
L’éducation

La question, cependant, reste à savoir quoi faire avec celles et ceux qui, déjà, sont radicalisés ? L’hypothèse d’un coaching, c’est-à-dire d’une prise en charge individuelle et non autoritaire de chaque personne par un « coach » qui accompagnera la personne au jour le jour dans le but de lui réapprendre les gestes de l’autonomie ou de les lui apprendre sera une piste que nous testerons à l’aide d’un programme de réinsertion socio-économique, politique et spirituelle, qui s’inspirera des techniques de soi de Foucault (2001). En effet, les techniques de soi de Foucault sont des techniques de lecture et d’écriture permettant d’éviter une lecture littérale des textes sacrés tout en évitant à travers la critique le piège du théologico-politique comme seule alternative au fondamentalisme religieux. Nous pourrons pour cela nous inspirer de programmes existants tels que le programme d’insertion des jeunes adultes pour la formation professionnelle (FORJAD) pour l’aspect socio-économique tout en concevant un programme d’éducation civique qui intègre pleinement la question de la religion dans l’accompagnement spirituel du citoyen radicalisé vers une réintégration du corps politique auquel il appartient. C’est ainsi qu’une mort et une renaissance symbolique, c’est-à-dire un rite de passage permettant de contrôler la période de crise, canaliseront l’énergie négative de l’anomie, qui, aujourd’hui, se traduit par une perte des repères familiaux, nationaux et religieux. L’expérience des aumôniers dans l’accompagnement spirituel et l’expérience des psychologues dans le travail de deuil de leurs patients confrontés à la mort d’un proche seront pour nous des expériences utiles dans la conception d’un programme de déradicalisation qui évite le modèle carcéral des centres de déradicalisation comme on le voit en France.
L’approche égalitaire que nous adopterons calquée sur le modèle de l’accompagnement spirituel s’appuiera aussi sur une certaine conception de l’identité narrative (Ricœur, 1990), une conception qui prendra en compte l’identité numérique dans la construction de soi. En effet, nous ne sommes pas sans savoir que de nos jours les réseaux sociaux sont extrêmement importants pour la représentation de soi des jeunes. L’interface homme-machine doit donc être pris en considération dans l’accompagnement que nous proposons, puisque l’extension technologique de l’homme interroge également sur notre rapport à Dieu dans le sens où la micro-informatique parvient de plus en plus à inscrire la mémoire de toute l’humanité dans la matière. C’est en effet en ayant la mémoire de l’humanité à portée de main que l’individu se développe aujourd’hui. Ainsi, le type d’approche autoritaire tel que nous le voyons à travers l’école, la prison et l’hôpital, ce que Foucault avait synthétisé à travers le concept de « ville carcérale », ne répond plus à notre mode de communication actuel, qui repose avant tout sur une approche tabulaire-réticulaire, par essence décentralisée et discontinue, où seule la force de la croyance agrège les idées vers le choix d’un comportement constructif ou destructif.
Tout cela, finalement, n’est qu’un jeu. D’où l’opposition pertinente à Carl Schmitt de Johan Huizinga, qui voyait dans le jeu une manière d’échapper à l’autorité. Car, si la ville, en effet, a pris la forme d’un contrôle généralisé à travers la technologie (caméras et autres), elle est aussi devenue le terrain de jeu de celles et ceux qui voient dans la ville une jungle urbaine où se cacher (Waldgänger). C’est ainsi qu’il faut comprendre le « recours aux forêts » (Jünger, 1970) qui suit systématiquement les attentats après la désignation publique de l’ennemi et le début de la traque. Grandir avec la conscience d’être fiché et traqué, tel est effectivement l’arrière-fond de la pensée de celles et ceux qu’on appelle désormais les digital natives. C’est pourquoi l’étude de l’écologie urbaine d’une ville en lien avec les réseaux sociaux permet de mieux comprendre comment cette génération aborde la ville en vue de construire leur vie ou de la détruire. Dans un contexte digital et urbain, l’approche systémique des rapports interpersonnels (éthique de l’amitié) et des investissements sociaux-affectifs d’endroits appartenant à l’histoire individuelle aide à mieux comprendre comment l’attentat peut être perçu par les jeunes comme un moyen d’inscrire leur histoire personnelle dans l’ADN de la ville. L’idée même d’immortalité traverse l’esprit de ces jeunes qui veulent faire un buzz à l’échelle planétaire avec leur mal-être en marquant leur ville pour toujours. D’où l’importance chez eux de communiquer leur mal-être sur les réseaux sociaux afin d’en faire une Cause, une mission qui transcende la particularité de leur être (Paton, 2015). C’est ainsi que nous arrivons à l’« ontologie de l’actualité » de Foucault, qui constituera le cœur des connaissances que nous chercherons à transmettre auprès du corps enseignant des gymnases et des écoles professionnelles du canton, ainsi qu’à leurs étudiants.
Nous souhaitons tenir compte pour cela des dernières évolutions de la psychologie du développement en lien avec le développement religieux. De plus, le travail qui peut être établi avec l’EPFL concerne l’urbanisme et l’intelligence collective que constitue en soi la ville. En effet, à tout bout de champ dans notre société consumériste, nous sommes bombardés d’informations, de publicités, qui, consciemment ou inconsciemment, influencent nos comportements. Comment faire en sorte de maintenir les comportements à risque au plus bas niveau ? Telle est la question essentielle de ce programme de recherche. Car, l’école en effet n’est pas le lieu de l’éducation mais de l’enseignement. Or, face à l’explosion des divorces et aux problèmes que génèrent les familles monoparentales sur le développement des individus, l’écologie urbaine bien pensée peut pallier le contrôle social absent de la famille et du voisinage. C’est-à-dire que la structure de la ville, la gestion des flux, les médias peuvent freiner l’entropie accélérée à laquelle nous assistons si nous sommes capables de développer une lecture de l’actualité en lien avec notre usage des réseaux sociaux. Le contexte urbain et numérique (smart city) servirait en quelque sorte à éduquer les citoyens tandis que les écoles garderont leur fonction de transmettre le savoir.

En guise de conclusion, nous pouvons souligner que notre projet rejoint également une enquête qui est actuellement en cours dans le canton de Vaud, à savoir une enquête en vue de prévenir le djihadisme. Il s’agit en fait d’une enquête que mène Laurence Peer, psychologue diplômée, chercheuse et cheffe de projet Santé et sécurité au travail au DFJC. Cette enquête, comme nous l’explique Philippe Maspoli dans son article du 8 mars 2017 pour le 24 heures, repose sur un questionnaire qui a été distribué auprès de mille trois cents fonctionnaires travaillant avec de jeunes adultes en formation, à savoir des responsables et des maîtres de gymnases et d’écoles professionnelles, ainsi que des médiateurs, des aumôniers et des infirmières. Cette population d’adolescents et de post-adolescents, en effet, est plus susceptible que d’autres de se radicaliser. C’est la raison pour laquelle une première évaluation du risque auprès de professionnels en contact direct avec cette population a été menée en priorité. L’enquête, comme le dit Laurence Peer, vise à « quantifier le degré de préoccupation des enseignants par rapport au thème de la radicalisation ». Il s’agit donc pour Laurence Peer de mesurer le degré de croyance quant au risque de radicalisation des jeunes en formation dans des institutions publiques. Les résultats de cette enquête permettront ensuite de mieux répondre aux besoins du corps enseignant sur cette thématique. L’enquête elle-même a été impulsée en 2015 par la députée Vert’libérale Claire Richard, qui, en octobre 2016, a également demandé la création d’une helpline, et par la députée PLR Laurence Cretegny, qui, en octobre 2016, a demandé au Grand Conseil si des programmes de prévention contre la radicalisation sont déjà mis en place dans le système de l’éducation. Notre projet pourrait donc compléter cette enquête quantitive en proposant un travail plus axé sur le contenu (brochure, manuel, formation, clinique, etc.).


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