La question du libéralisme chez Axel Honneth et chez Marcel Gauchet

Alors que le libéralisme revient sur le devant de la scène, des questions de fond ne cessent de tarauder les intellectuels et les universitaires qui doivent inscrire ce retour dans une logique de l’histoire. Ce retour cependant ne va pas sans une réflexion méthodologique sur l’« ontologie de l’actualité » de Foucault. De quel présent, en effet, répond notre pratique de l’histoire ? Telle est la question à laquelle nous tenterons de répondre en comparant les pensées d’Axel Honneth et de Marcel Gauchet.
Nous avons choisi Axel Honneth, parce que ce représentant de la troisième génération de l’Ecole de Francfort inscrit explicitement sa réflexion dans le sillage des analyses historiques de Foucault. En procédant de la sorte, il voit dans la philosophie du jeune Hegel le nécessaire complément à la démarche critique de Foucault, faisant de sa lutte pour la reconnaissance, théorisée par Kojève, une théorie de la reconnaissance.
Pour éprouver sa théorie, nous avons trouvé intéressant de la comparer avec l’anthropologie que développe de son côté Marcel Gauchet, car, prenant le contrepied de Foucault, son anthropologie s’oppose fondamentalement à l’analyse historique de ce dernier, notamment sur la question du néolibéralisme. C’est ainsi que, dans son opposition, Gauchet est devenu le représentant le plus sérieux de la réaction, celle qui voit chez Bourdieu et Foucault, ou encore dans les événements de Mai 68 et l’accession de François Mitterand à la présidence, les origines d’un néolibéralisme à la française, c’est-à-dire d’un libéralisme social qui ne se confond pas avec le libéralisme progressiste américain.
Notre hypothèse de travail est simple : nos deux penseurs auraient tous deux construit leurs conceptions du libéralisme sur la réception française de Hegel ; à savoir celle de Kojève, de Jean Wahl et de Jean Hyppolite, pour la première génération ; et surtout celle de Michel Foucault, pour la seconde. Une réception qui, comme nous le verrons, participe de ce néolibéralisme à la française.
Et bien que l’Histoire de la folie à l’âge classique (1972) ait donné lieu à une appréciation différente de la part de nos deux auteurs (Honneth étant pour et Gauchet étant contre), leurs philosophies respectives se recoupent néanmoins au terme d’un développement : celui d’un antagonisme dialectique qui toujours cherche à retarder la clôture du système (la dialectique du maître et de l’esclave). Car, si Honneth et Gauchet rejettent tous deux le Hegel de la maturité au profit du jeune Hegel, le jeune Hegel et le Hegel de la maturité sont indissociables l’un de l’autre dans le sens où le savoir absolu auquel tend la conscience de soi doit se faire système. D’où la logique de Hegel.
En tentant d’éviter la clôture du système, c’est-à-dire les critiques relatives au Hegel de la maturité, Honneth et Gauchet tombent dans le piège inverse du rapport à l’objet, c’est-à-dire de la non-identification du sujet et de l’objet ; en d’autres termes, ils retrouvent la dialectique du maître et de l’esclave, liée au mauvais infini. Ce mauvais infini résulte, en fait, de l’idée que se fait Hegel du calcul infinitésimal et explique la nécessité de la science pure pour laquelle il n’est plus question d’une histoire de la conscience qui, face à l’opposition, tend vers le savoir absolu, c’est-à-dire vers la libération de l’opposition, mais du concept en tant que ce qui est en soi.
Cette irrésolution explique également leurs difficultés à intégrer la crise des migrants et la lutte contre le terrorisme dans leurs réflexions respectives, puisque cette crise et cette lutte sont liées au rapport à l’objet (dialectique du maître et de l’esclave) et à l’impossible clôture du système (la Logique), dont la possibilité pourtant devait mettre un terme à la dialectique. C’est ainsi en fonction de l’ordre intermédiaire atteint par le système irrésolu (le mauvais infini) que le négatif devient le Mal absolu dont la nature ontologique relance une lutte à mort d’un genre nouveau : la « guerre contre le terrorisme » (G. W. Bush). C’est pourquoi la distinction entre l’ami-ennemi de Carl Schmitt rejoint ici une pensée hégélienne qui voit dans la frontière le renouveau d’un libéral-conservatisme en Occident.
La nature civilisationnelle de ce renouveau est évidente, puisqu’il s’agit de conserver une identité « libérale » à l’Occident face aux menaces intérieure et extérieure qu’un Samuel Huntington, par exemple, concevait comme extrême-orientales pour les questions économiques et proche-orientales pour les questions politiques. Dès lors, la logique de la guerre étant (la guerre contre le terrorisme), la nature religieuse des antagonismes au Proche-Orient tendra à caractériser un ennemi foncièrement incompatible avec la nature libérale de l’Occident, éclipsant par là même la liberté de croire comme l’un des fondements du libéralisme.
Or, si l’affiliation marxiste d’Axel Honneth a évacué chez lui toute réflexion sur le religieux, Marcel Gauchet, pour sa part, fait de la conception du christianisme comme « religion de la sortie de la religion » un prolongement politique certain du religieux. Et, en ce sens, on peut rapprocher la dimension réactionnaire de la pensée de Gauchet au catholicisme opportuniste de Carl Schmitt
C’est sur ce point justement que le rapport de Gauchet à Foucault est intéressant, car, si l’on sait que le premier a construit sa pensée en opposition au second, notamment sur la question de l’asile comme lieu d’exclusion, l’un et l’autre cependant donnent une place centrale à la théologie politique : Foucault à travers son « ontologie de l’actualité » et Gauchet à travers son « anthroposociologie transcendantale ».
Il faut dire en effet que cette théologie politique met en évidence un point commun chez les deux penseurs : leur enracinement dans la pensée hégélienne. Foucault, à travers la pensée critique que son prédécesseur au Collège de France, Jean Hyppolite, entretenait à l’égard de Hegel, bien que Jean Hyppolite, sans être hégélien, fut un introducteur majeur de la pensée de Hegel en France, notamment à travers sa traduction magistrale de la Phénoménologie de l’Esprit. Et Gauchet, à travers Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel (1929), où Jean Wahl donne une lecture tout à fait originale du jeune Hegel, en intégrant les périodes antérieures à la période de Iéna pour voir en Hegel avant tout un théologien. D’où le semblant de distance qu’affecte Gauchet à l’égard de la théologie politique de Carl Schmitt, qui, comme nous chercherons à le montrer, touche également la pensée de Honneth.
Jean Wahl, dès lors, permet de comprendre l’importance accordée par Gauchet à la traduction de la Vie de Hegel (1844) de Karl Rosenkranz, puisque Jean Wahl s’était largement appuyé sur le biographe de Hegel pour concevoir la phénoménologie comme une théologie politique.
À charge de preuve s’il en faut, citons Gauchet dans l’entretien qu’il a accordé à Nicolas Weill pour l’article paru le 10 mars dernier dans le journal Le Monde : « Pour moi, la naïveté philosophique propre au moment où nous sommes est de croire que nous en avons fini avec Hegel, qu’il est derrière nous et que l’on peut vivre sans. Eh bien non, il faut s’expliquer avec Hegel, avec son outrecuidance spéculative certes, mais aussi avec sa découverte de l’historicité qui change tout et dont, deux siècles après, nous n’avons pas tiré toutes les conséquences (c’est ce que je m’emploie à faire) ».
C’est dans la perspective de cette historicité justement que Foucault ambitionnait de faire la contre-histoire de la raison à l’époque de son apogée, à savoir à l’âge classique. La ruse de la raison participait dès lors à la construction d’un savoir sur l’homme. Mais ce n’était pas dans son idée d’y adhérer. En effet, la défiance de Jean Hyppolite à l’égard de Hegel se retrouve chez Foucault, qui, au moment décisif de critiquer le néolibéralisme, se déroba et offrit – contre toute attente – un point de vue extrêmement positif sur le néolibéralisme. Il assimila par la suite l’autonomie de Kant à la résistance spirituelle au pouvoir qu’il découvrit avec le souci de soi. D’où son point de vue également étonnant sur la Révolution iranienne.
Le néolibéralisme à la française est donc fortement tributaire de cette interprétation de Foucault à laquelle nous pouvons associer Le nouvel esprit du capitalisme (1999) de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello, ouvrage qui a fortement destabilisé Honneth dans le sens où le libéralisme de gauche analysé par ces auteurs diffère en grande partie du social libéralisme que lui-même concevait.
Si l’on s’en tient à la critique marxiste du capitalisme, on peut cependant se demander si, à la différence de la théorie de la reconnaissance d’Honneth, l’économie générale développée par Georges Bataille (La part maudite) n’est pas plus pertinente pour comprendre notre présent, qui doit beaucoup à la « critique artiste ». C’est cette solution que nous tenterons de proposer. 

Commentaires