Transcription de: Carl Menger, "Contribution à la théorie du capital", traduit de l'allemand par Charles Secrétan, Paris: L. Larose et Forcel, 1888.




CONTRIBUTION
À LA
THEORIE DU CAPITAL

PAR

M. CHARLES MENGER
PROFESSEUR A L’UNIVERSITE DE VIENNE


Traduction par Ch. SECRETAN
PROFESSEUR A L’UNIVERSITE DE LAUSANNE
CORRESPONDANT DE L’INSTITUT




Extrait de la Revue d’Economie politique
Novembre-Décembre 1888







PARIS

L. LAROSE ET FORCEL

Librairie-Editeurs
22, RUE SOUFFLOT, 22
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Cette étude a paru dans les Iahrbücher und Statistik, la revue allemande dirigée par M. le professeur Conrad. La traduction française que nous publions ici et dont nous sommes redevables à l’éminent professeur de Lausanne, M. Charles Secrétan, est une traduction libre et abrégée. [PAGE 2]


            La science ne peut pas se développer sans produire des idées nouvelles, à l’expression desquelles il lui est permis d’employer des termes déjà populaires, en en élargissant ou en en précisant la signification ; elle devrait cependant éviter d’affecter à de nouveaux concepts des mots consacrés par l’usage pour désigner une catégorie de phénomènes de la même discipline essentiellement différents. Adam Smith et son école ont commis cette faute à l’égard du capital. Négligeant l’idée claire et pratique du mot capital, ils l’ont appliqué à diverses notions abstraites qui surgissaient au cours de l’analyse, et cette erreur de terminologie les a conduits à des erreurs matérielles, par la confusion qui s’est produite dans leur esprit entre le sens réel du mot et celui qu’ils lui avaient arbitrairement imposé. Tort plus grave encore : l’école a appliqué ce mot plein de sens à des constructions logiques artificielles auxquelles ne correspond quelquefois aucune réalité concrète. Pour réformer la théorie du capital, la première chose à faire est donc de rendre au mot capital le sens net et positif qu’il a dans les affaires ; mais, au préalable, il faut débarrasser le chemin des obstacles dont il est encombré. [PAGE 3]


I.
Sens divers donnés au mot capital.

On peut grouper sous trois chefs la variété presque innombrable des définitions.
1° Quelques-uns comprennent sous le nom de capital la part de fortune qu’une personne affecte à se procurer des revenus, par opposition à ce qu’il entend consommer.
La distinction entre les biens acquisitifs (werbendes Vermögen) et les biens de jouissance est assurément très légitime ; on ne saurait même en exagérer l’importance pour l’économie privée. La division ultérieure de cette seconde catégorie : en « biens de consommation » et « biens d’un usage constant, » établie par quelques auteurs allemands, n’a pas moins sa raison d’être ; ces derniers, contribuant à nous enrichir par les dépenses qu’ils nous épargnent (Ex. la propriété d’une habitation), forment une classe intermédiaire. Mais la langue des affaires ne désigne ni ces « biens d’un usage constant, » que les économistes allemands appellent capitaux d’usage (Gebrauchs-Kapitalien), ni la totalité des « biens acquisitifs » sous le nom de capital. Appliquer ce terme à tous les « biens d’un usage constant » ne facilite pas l’explication des profits du capital, car à ce compte chaque fauteuil serait un capital. L’appliquer à tous les « biens acquisitifs » est contre l’usage courant et en outre superflu, car le terme de « biens acquisitifs » désigne bien cette catégorie. Cette habitude oblige à distinguer plusieurs sortes de capitaux : à défaut de vocables appropriés, on prend le mot unique dans des sens de plus en plus étroits, dont le dernier est celui d’argent placé ; puis, lorsqu’il s’agit de déduire la notion du profit de celle du capital, on s’en tient à ce dernier sens, en négligeant les autres classes de biens acquisitifs.
2° Une autre école entend par capital les moyens de production, par opposition aux produits qui servent directement à nos jouissances, les biens en formation pour ainsi dire (das werbende Genuss-Vermögen). La distinction entre ces deux sortes de biens n’est pas seulement légitime, elle est d’une importance fondamentale en économie ; mais tous les instruments de la production ne sauraient être rangées sous la rubrique du capital. Il en est d’indis- [PAGE 4]


pensables, tels que l’air et l’eau, par exemple, qui, bien loin d’être des capitaux, ne sont pas généralement des biens au sens économique ; d’autres possèdent une valeur économique sans être pour cela des capitaux ; mes provisions de ménage n’étant pas des biens acquisitifs ne rentrent pas dans cette classe, quoiqu’elles ne soient pas directement consommées mais servent à la confection de mes aliments. En revanche, des produits immédiatement consommables sont des capitaux pour le producteur et pour le marchand. Toute fondamentale que soit la distinction entre les produits et les moyens de production, cette distinction ne touche pas à la question du capital ; la confusion entre instrument de production, au sens technique, et la notion toute économique de capital n’est pas défendable : ceux qui l’ont faite sont obligés d’en revenir et de prendre l’idée d’agent producteur au sens économique de « bien acquisitif » en général ; appelant capital tout ce qui donne un revenu, ils se confondent ainsi avec les partisans de la définition déjà combattue.
            3° Une dernière école enfin, de beaucoup la plus considérable, entend par capitaux les « produits » affectés à une production ultérieure. Son chef, Adam Smith, distingue « l’approvisionnement de consommation » des « biens acquisitifs », dont il cherche à déterminer les espèces principales. Le capital est à ses yeux une espèce particulière de bien acquisitif. On ne saurait dire que cette théorie passe à côté des problèmes que la science a pour mission de résoudre. Smith ne confond pas la production au sens industriel avec la production économique ; il ne prend pas pour des capitaux les biens qui exigent encore quelque manipulation avant d’être consommés, mais seulement les « produits » affectés à une production lucrative, qui ne sera directement consommée qu’après paiement. Ceci peut être considéré comme entendu ; mais pour être dits capitaux, les objets affectés à la création d’un revenu doivent-ils nécessairement être des produits ? C’est cette opinion d’Adam Smith, aujourd’hui dominante, que je voudrais examiner.
            Et d’abord qu’est-ce qu’un produit ? Ici encore la production est-elle prise au sens mécanique ou au sens économique ? Toute épargne, en tant qu’épargne, est-elle un produit, ou ne faut-il pas entendre par là que des objets façonnés ? Non sans quelque hésitation, Smith se prononce pour le dernier sens : si l’on adoptait le premier, il n’y aurait plus rien en discussion. C’est sur cette concep- [PAGE 5]


tion industrielle ou technique du produit que repose la distinction célèbre des revenus en rente, salaire et profit, revenu fourni par la nature, par le travail brut et par le capital. Le capital, suivant Smith, serait donc un avoir acquisitif formé de produits. Qu’en faut-il penser ?


II.
La définition d’Adam Smith

            La division des biens en objets naturels, travail et produits s’entend et se justifie d’elle-même ; ce qui ne s’entend pas, c’est qu’elle soit appelée à dominer la théorie du revenu.
            a) La thèse que tout capital est nécessairement un produit est contredite par l’expérience. Si le bois sur pied est vendable, le rôle économique de la forêt naturelle est identique à celui de la forêt plantée, et si, en désespoir de cause, on prétendait que la première elle-même tire sa valeur du travail de l’occupation, on renverserait la distinction des biens dont nous sommes parti et l’on sortirait de l’école d’Adam Smith.
            b) La doctrine de Smith est inconséquente : dans la valeur d’une terre, d’une source, d’une mine, biens immobiliers, il ne considère comme capital que la mieux value résultant du travail humain, l’autre part étant don de la nature ; tandis qu’il ne fait cette distinction pour les objets détachés du sol, qui sont à ses yeux capitaux pour toute leur valeur, bien qu’eux aussi doivent une part de cette valeur à la nature, et quelquefois plus qu’une part. La distinction qu’il établit dans le travail humain entre la force brute et l’adresse acquise, qu’il range seule au nombre des capitaux, n’est pas mieux fondée. Cette distinction vaut partout ou nulle part.
            c) La classification des biens acquisitifs d’Adam Smith n’est pas complète ; elle en laisse échapper de fort importants. Et d’abord le travail humain, qui n’est capital suivant lui que pour la mieux value représentant la dépense de l’apprentissage. L’esclave pourtant est sans contredit capital fixe pour le planteur, capital circulant pour le marchand d’hommes. Et lorsque l’entrepreneur a payé ses ouvriers, le capital affecté à leur salaire n’est ni détruit [PAGE 6]


ni soustrait à la production, il a simplement pris la forme de travail utile ; les journées de ses ouvriers sont du capital pour le fabricant au même titre que les matières premières, et la distinction entre l’utilité résultant de leur force naturelle ou de leur adresse acquise n’entre en rien dans son calcul. Au point de vue de l’entrepreneur, le travail salarié est capital pour la totalité de sa valeur d’échange.
            Et pour l’ouvrier lui-même ? – Son travail, c’est-à-dire le prix qu’il en reçoit, n’est pas un capital pour lui, pour autant qu’il l’affecte à son entretien, c’est son revenu ; le salaire devient capital pour l’ouvrier lorsqu’il l’épargne et le place à intérêt. On a négligé jusqu’ici cette distinction fort importante.
            Autres lacunes : Les services du sol (Bodennotzungen) sont un capital du fermier représenté par son fermage. Les services du capital mobilier sont eux-mêmes un capital entre les mains du banquier qui les acquiert pour les revendre, et cependant les services du sol et ceux du capital ne sont ni des dons naturels ni des produits.
            d) Si la division des biens d’Adam Smith se prête mal à l’analyse des sources du revenu, dont elle néglige d’assez importantes, en revanche elle groupe sous la catégorie abstraite de capital les sources de revenu les plus disparates : ateliers, sommes d’argent, peaux, minerais, maisons locatives. Tous ces objets sont des produits et procurent des revenus ; mais comment et pourquoi les procurent-ils ? Nous ne l’apprendrons jamais en les considérant tous ensemble : aussi lorsqu’on arrive à cette question décisive, la plupart des auteurs qui devraient expliquer le profit des capitaux en général se bornent à justifier l’intérêt de l’argent placé.
            e) Adam Smith et ses disciples n’ont pas compris que, pour légitime qu’elle puisse être, la distinction des biens naturels et des produits ne relève pas de l’économie et ne lui procure aucune clarté. Ce qui importe à l’économie, c’est la quantité et la qualité des biens dans leur rapport avec la nature et l’intensité de nos besoins ; mais que de deux objets rendant les mêmes services l’un soit don de nature, l’autre œuvre d’industrie, et, s’ils le sont tous deux, que l’un ait exigé plus ou moins de travail que l’autre, sont des choses absolument indifférentes à notre besoin de bien-être, qui est le besoin économique et la raison d’être de l’Economie. La fraise des bois et la fraise des jardins concourent sur la table et [PAGE 7]


sur le marché dans des conditions d’égalité parfaite. Pour fixer le prix d’un champ, on s’informera de ce qu’il rapporte, mais on n’en offrira pas plus s’il a été déboisé à grand’peine que s’il était naturellement découvert, s’il a été conquis sur la mer par des digues coûteuses ou s’il est un présent gracieux du fleuve. Faire dépendre la valeur des choses des frais de leur production, c’est souffleter l’expérience, c’est se fermer toute explication des gains et des pertes, c’est oublier enfin que les prix de production ont eux-mêmes le plus grand besoin d’être expliqués. Ce qui qualifie économiquement les choses, c’est leur valeur, et cette valeur n’a point sa mesure dans son origine historique, mais dans les services qu’on en attend. Il est vrai que les biens accessibles à chacun, les biens libres, disons-nous, sont presque sans exception fournis par la nature, tandis que la plupart des objets travaillés ont un prix sur le marché ; cela s’entend assez de soi-même ; ce qui s’entend aussi lorsqu’on y pense, c’est qu’on ne les achète pas parce qu’ils ont coûté du travail, ni en raison du travail qu’ils ont coûté, mais si le producteur y a consacré du travail, tant de travail, c’est parce qu’il espérait les vendre et en obtenir tel prix, suivant le besoin qu’il pensait satisfaire. Exceptionnellement, un billet trouvé ou reçu peut suggérer un voyage en chemin de fer ; mais il est plus ordinaire de prendre un billet parce qu’on veut faire le voyage. En fait, nombre de produits du travail sont invendables, tandis que tel don de la nature se paiera fort cher, un riche terrain d’alluvion, par exemple.
            Tout ceci s’applique sans peine à la production des revenus, c’est-à-dire à la question qui nous occupe. S’ils sont également résistants, également durs, l’arbre de la forêt vierge et l’arbre planté apportent le même concours à la production, fournissent le même profit et seront capital au même titre. Si l’on objectait que les fonds de terre ne sont pas multipliables à volonté, ce qui en fait une classe à part, nous répondrions qu’il en est de même de certains produits et même, au fond, de tous les produits. En fût-il autrement au point de pratique, la distinction entre les moyens de production dont la quantité disponible est illimitée et ceux où elle ne l’est pas, ne coïnciderait pas avec celle des produits et des objets naturels. Celle-ci n’ayant pas rapport aux vrais problèmes économiques, ne fournit pas une classification des biens acquisitifs valable au point de vue économique. [PAGE 8]


            f) Comment Smith est-il arrivé à cette théorie du capital contraire à l’expérience et contradictoire en elle-même ? – Pour résoudre les problèmes posés par ses devanciers, il a trouvé d’abord, comme éléments constitutifs de la production nationale, les objets naturels, le travail et des produits d’un travail antérieur sur les objets naturels ; puis éliminant de la terre et du travail ce qui, résultant du travail, rentre techniquement dans les produits, il trouve en dernière analyse comme facteurs de toute industrie, la pure nature, l’activité humaine et certains produits. Ceux de ces derniers qui ne sont pas affectés à la jouissance, mais servent d’instruments à une production ultérieure, y compris l’amélioration du sol et l’apprentissage des travailleurs, constituent le capital par opposition à la terre vierge et à la force naturelle de l’homme. La nature brute, le travail et les produits réservés au service de la production sont ainsi les éléments ultimes dans lesquels se résout la production annuelle d’un peuple. Il s’agit bien plus pour Adam Smith de résoudre le revenu dans ces éléments techniques que de définir exactement le capital tel qu’il est en fait. Aussi bien ses catégories abstraites de la production ne correspondent-elles à rien dans la pratique : il n’est pas question chez lui d’un travail effectif, de fonds réels ni d’autres instruments effectifs de la production, mais des apports respectifs de l’art et de la nature à chacun de ces éléments concrets, apports que dans la pratique il est à peu près aussi difficile qu’oiseux de discerner effectivement. Il importe grandement aux économes de pouvoir calculer le résultat probable et de déterminer le produit net de leurs cultures ou de leurs entreprises ; il peut être intéressant pour eux de savoir dans quelles proportions leur travail personnel et les éléments réels de leur avoir acquisitif concourent à la formation de ce produit net ; mais de savoir pour combien y entre la pure nature, le pur travail et les produits affectés à la production, cela leur est absolument indifférent. Aussi bien ce calcul est-il impossible : comment défalquer du produit de la moisson l’intérêt des sommes affectées à l’amélioration du champ lorsqu’on n’en connaît pas le montant ? et comment connaître ce montant dans un pays cultivé depuis des siècles ? Et lorsque, par hasard, le chiffre pourrait en être indiqué, faudrait-il escompter l’intérêt de l’argent enfoui dans des améliorations malentendues, et d’après quel taux faudrait-il calculer l’intérêt ? Ce serait la mer à boire, pour [PAGE 9]


trouver au fond que le revenu net d’un champ dépend de sa fertilité présente, que cette fertilité lui soit naturelle ou résulte de travaux passés, différence dont aucun acquéreur ne prendra le soin de s’informer avant de faire son prix. Il est très important pour le fermier comme pour le propriétaire de savoir comment s’amortira le capital qu’il enfouit lui-même et quel intérêt il lui rapporte, mais non quel intérêt rapportent les capitaux enfouis dans son terrain depuis la création du monde, afin de connaître le revenu de tous les produits affectés à la production. Mais ce qui importe à l’acheteur, au fermier, au propriétaire, au bailleur de fonds sur hypothèque est aussi ce qui importe à l’économiste.
            Même chose pour le travail. Je paie l’ouvrier pour ce qu’il fait, et il fait suivant ce qu’il sait, mais qu’il le sache d’instinct, qu’il l’ait appris aisément ou à grands frais, cela n’influencera point le chiffre de son salaire. S’il tenait lui-même à décomposer sa paie en ces éléments, il la trouverait formée dans le premier cas de plus de salaire pur et de moins d’intérêt, et l’inverse dans le dernier, ce qui ne lui servira guère. Du reste, loin de pouvoir résoudre ce problème d’analyse, il ne saurait comment le poser. Devrait-il chercher dans ses appointements l’intérêt de tous ses frais d’éducation, ou seulement ceux de son instruction professionnelle ? Et dans celles-ci devra-t-il compter le prix des leçons mal données ou dont il n’a pas profité ? Comptera-t-il ses dépenses personnelles pour l’apprentissage, à quel chiffre qu’elles se soient montées ? Comptera-t-il l’intérêt de toutes ces sommes au taux d’alors, au taux d’aujourd’hui ? En voilà plus qu’il n’en faut pour montrer que les catégories abstraites de Smith sont inapplicables à l’analyse des faits réels.
            g) Lorsqu’une réunion d’agronomes, d’industriels ou de négociants demanderait à un économiste de profession quelles causes déterminent le résultat probable de leurs entreprises, celui-ci serait réduit à leur avouer que nous ne recherchons pas les causes spécifiquement économiques dont dépendent les résultats d’une exploitation, indépendamment des causes techniques où il aurait tout à apprendre de ses auditeurs ; mais que nous mettons un art délicat à chercher quel est dans le revenu total d’une affaire la part due aux forces indestructibles de la nature, au travail humain primitif, déduction faite des faits d’instruction, et enfin aux produits affectés à la production ultérieure. L’économiste ajouterait [PAGE 10]


que le plus savant de ses confrères serait incapable de donner en chiffres le résultat de ce calcul pour une ferme quelconque d’un pays civilisé, si bien qu’en réalité nous sommes hors d’état d’expliquer par ses causes le rendement net (Reinertrag) d’une entreprise agricole, industrielle ou commerciale effective. Enfin il ne saurait dissimuler à son auditoire que nous n’en savons pas plus long sur les prix, que nous ne nous posons pas même la question pratique de l’influence respective qu’exercent sur le prix probable des marchandises certains éléments d’une action constante, qui ne varie que du plus au moins ; mais que nous déployons beaucoup de science pour établir qu’on ne fabrique pas un article sans l’espoir de le vendre ce qu’il a coûté, que même on le vend à bénéfice lorsque beaucoup d’acquéreurs se le disputent, tandis qu’on les laisse à perte lorsqu’il est impossible de faire mieux. Une confession semblable ferait comprendre pourquoi l’économie politique laisse le monde des affaires absolument indifférent, tandis que ceux qui s’en occupent sont excessivement curieux chacun de la science dont il utilise des découvertes, chimie, mécanique, physiologie. Pour être équitable, il faudrait ajouter que l’économie politique est très jeune, que l’autorité de ses premiers maîtres en a ralenti les progrès, et que les problèmes posés par ceux-ci leur ont été suggérés par la considération de la petite et moyenne industrie dont les procédés techniques ont captivé leur intérêt ; car en face du capitalisme actuel (heutige Capitalwirthschaft) la façon dont ces maîtres ont conçu les problèmes du prix, du capital et de la répartition du revenu serait véritablement inconcevable.


III.
Le capital au point de vue de l’économie politique.

            La notion du capital et celle de l’économie politique ou nationale n’étant ni l’une ni l’autre bien clairement établies, la plupart des auteurs qui ont traité ce sujet ont parlé de l’économie nationale comme si le peuple était un sujet économique particulier, et ils ont appliqué à ce sujet la notion du capital qu’ils s’étaient formée par la considération de l’économie privée, en en retranchant les détermi- [PAGE 11]


nations incompatibles avec l’idée du capital d’une nation qui fait des affaires. Leurs définitions du capital national ont donc ceci de commun qu’elles sont des produits du raisonnement et de l’abstraction plutôt que d’une observation directe.
            Certaines sources permanentes de revenus pour certains particuliers n’accroissent point la fortune publique, ce qu’un citoyen reçoit étant pris à d’autres, - ainsi les privilèges, les monopoles, les créances contre le trésor ou contre des concitoyens. On retranche donc du capital national cette classe de capitaux privés. L’approvisionnement qui sert à la consommation intérieure est bien capital entre les mains des producteurs et des marchands, mais au dire de plusieurs auteurs ce n’est pas capital pour le pays. De même ce qui est l’objet d’usage par destination, comme les meubles, les ornements, etc., ne seraient pas non plus capital pour le pays. En revanche, le tribunal, la police, l’école, l’Etat lui-même, qui ne sont pas des capitaux pour l’individu, le seraient pour le peuple, qu’ils aident à s’enrichir. Nous citons des exemples entre mille. Bref, le problème posé est celui-ci : En quoi consiste le capital de la nation, lorsqu’on envisage celle-ci comme un sujet unique tenant ménage ? – question plus ou moins oiseuse, tandis que le vrai problème du capital au point de vue de l’économie politique ou sociale consisterait à comprendre le capital dans sa nature effective, en tant que phénomène propre à la forme sociale de la vie économique (der gesellschaftlichen Form des Wirthschaft).
            Sous le régime de la division du travail, les biens acquisitifs des particuliers ne sont pas isolés, leur totalité n’est pas un simple agrégat ; elle constitue un organisme. Les penseurs que nous combattons l’affirment avec nous ; mais c’est dans la manière de comprendre cet organisme que nous différons. Ce qu’ils nomment le ménage du peuple (Volkswirthschaft) n’est pas plus un ménage, une exploitation, qu’un théâtre n’est un auteur collectif ou une bibliothèque un livre collectif. L’économie publique est un organisme d’économies sans être elle-même une économie au sens propre du mot ; ce n’est pas l’activité d’un peuple aux fins de pourvoir aux besoins de ce peuple considéré comme un tout, c’est l’organisation des ménages particuliers, au nombre desquels vient se ranger l’administration financière de l’Etat. En un mot, la différence entre l’économie privée et l’économie publique n’est pas seulement quantitative, elle est aussi qualitative. L’activité éco- [PAGE 12]


nomique des gouvernements n’est pas le ménage du peuple, l’objet direct n’en est pas la satisfaction des besoins du peuple considéré comme un tout, mais le bien de l’organisme formé par les familles et les associations privées. Maintenant, ce que nous disons ici de l’économie publique comme activité s’applique également à son côté matériel. Les biens dont elle dispose ne ressemblent pas aux biens d’un particulier, ils ne sont autre chose que l’organisme de ces biens particuliers eux-mêmes. Les éléments dont cet organisme se compose, les ménages et les exploitations privées ne sont pas indépendants et cependant ne sont pas non plus les parties constitutives d’une plus grande exploitation ; leur organisation consiste en ceci que le résultat économique obtenu par chacun d’eux dépend de l’état des autres et de son rapport avec les autres. Cette organisation des biens pour satisfaire non les besoins du peuple pris comme un tout, mais ceux de chaque famille, apparaît nettement par la considération des avoirs acquisitifs. Ce qu’on nomme capital national à défaut d’un meilleur terme n’est autre chose que la totalité des capitaux privés envisagés comme un tout en raison des rapports qui les unissent. Pris dans ce sens, le capital national est une réalité : dans tout autre, un objet imaginaire.
            Dès lors, pour former le tableau du capital national, il ne suffit point d’additionner les biens productifs existant dans le pays, il faut tenir compte de tous leurs rapports. L’organisme des fortunes privées qui constitue la fortune publique offrirait un aspect tout différent s’il n’y avait entre elles ni créances, ni obligations : en éliminant ces éléments positifs et négatifs des fortunes privées, on dépouille donc de sa réalité la notion du capital national.
            Non moins illégitime est la soustraction des biens de premier ordre[1], des objets de consommation entre les mains des produc- [PAGE 13]


teurs, des marchands et des particuliers qui se proposent de les transformer en biens acquisitifs par la vente ou par l’échange. Ces dépôts, qui assurent la continuité des consommations privées, sont des capitaux pour ceux qui les détiennent, et rentrent par conséquent dans cet organisme des capitaux privés qui forme le capital national. En revanche, ce capital est diminué par la diminution des fortunes privées lorsqu’un particulier affecte des biens acquisitifs à la consommation. Celui qui vend une machine et en dissipe le prix s’appauvrit d’autant, tandis que celui qui l’achète ne s’enrichit pas, puisqu’il en paie la contre-valeur : le capital national est ainsi diminué de cette valeur. Il n’existe donc point de capital national constitué par une partie des capitaux privés. Ce qui existe réellement, ce sont d’un côté les capitaux privés, de l’autre, un organisme embrassant la totalité de ces capitaux privés dans la forme et la nature spécifique de chacun d’eux.
            La conception du capital au point de vue de l’économie publique discutée ici est la conséquence d’une erreur plus générale, dont on ne saurait guère exagérer la gravité. L’erreur dont nous parlons consiste à se figurer que l’économie nationale, en général, est quelque chose de pareil à l’économie privée et peut s’expliquer par cette analogie, comme si le peuple tenait réellement ménage en tant que peuple. Au lieu de chercher à comprendre l’économie publique en approfondissant la nature et les rapports des phénomènes particuliers dont le phénomène collectif se compose, les représentants de cette opinion s’occupent d’un peuple fictif et de ses démarches économiques imaginaires. Au lieu d’étudier ce qui se dégage comme résultat collectif du contact et de l’action réciproque des sujets économiques sous l’influence manifeste des lois et des mœurs, ils voient dans ces phénomènes complexes l’effet direct de l’esprit national, de l’âme du peuple, pour aboutir à des comparaisons physiologiques qui ne rendent raison de rien. Ces imaginations mythologiques ont exercé une influence particulièrement fâcheuse sur la doctrine des revenus du capital. Avant tout, on a considéré ceux-ci comme une partie du revenu national (Volkseinkommen) au sens de la fiction, puis on a recherché les lois d’après lesquelles le revenu national se partage entre le facteur naturel, le travail et le capital, pour établir ensuite les lois tout à fait différentes d’après lesquelles le revenu procédant de ces catégories fictives se distribue entre les [PAGE 14]


membres de la société, - procédé semblable à celui d’un géographe qui pour déterminer la hauteur des pics d’une chaîne, prêterait d’abord une hauteur fictive à toute la chaîne, puis se demanderait la part qui en revient à chaque sommet.


IV.
Le capital tel qu’on l’entend dans la pratique.

            a) Dans le langage courant et dans celui de la jurisprudence on n’appelle capital ni des matières premières, ni des outils, ni des marchandises, ni des machines, ni des bâtiments, mais uniquement de l’argent. D’ailleurs, toute valeur numéraire ne prend pas ce nom : l’argent de poche, l’argent du ménage, le contenu même de la tire-lire ne sont pas des capitaux. Cette appellation n’est affectée qu’aux sommes d’argent destinées à produire des revenus et faisant ainsi partie des biens acquisitifs d’une personne. Le monde des affaires ne confond donc point le capital et le numéraire ; d’ordinaire cependant, il emploie le mot argent (Geld) tout court pour désigner les capitaux ; mais cette expression elliptique n’ôte rien à la précision des idées. Quant on parle de l’abondance, de la rareté, du prix de l’argent, on parle des valeurs disponibles et non du métal. Le capital, c’est de l’argent sans doute, mais c’est de l’argent qui travaille.
            b) La notion populaire du capital demande quelques développements : sont capitaux avant tout les valeurs qui se prêtent contre intérêt, puis les valeurs en numéraire destinées à d’autres emplois lucratifs quelconques, tant qu’elles ne sont point dénaturées. Jusqu’ici nulle difficulté ; mais dans la vie ordinaire on nomme encore capitaux certaines choses que la science économique n’a pas toujours bien comprises et dont quelques-unes lui ont même entièrement échappé. Un siècle où l’argent est devenu l’intermédiaire universel du trafic pouvait seul apprécier en argent les fortunes et les éléments constitutifs des fortunes, quelle qu’en soit la nature. Aussi dira-t-on d’un homme qu’il possède cent mille écus alors qu’il n’en a pas dix en métal, en billets ou même en créances. Aussi longtemps que l’esprit ne se porte pas sur la nature des choses au point de vue technique, mais sur leur importance écono- [PAGE 15]


mique, on trouve même avantageux de représenter les éléments constitutifs d’une fortune sous la figure de valeurs calculables. Ceci s’applique à la fortune en général, et particulièrement à la fortune acquisitive. Pour la commodité des calculs, nous nous la représentons comme de l’argent qui travaille, même lorsque réellement elle consiste en biens d’une autre nature. De tels biens acquisitifs appréciés en argent sont considérés comme représentant un capital en argent, et pour ce motif l’usage des affaires les fait rentrer également dans la classe des capitaux ; le marchand envisage son magasin comme son capital, parce qu’en effet c’est sous cette forme qu’il trouve l’argent dont il tire son revenu. Le monde des affaires entend donc par capital, soit les valeurs numéraires directement destinées à fournir des revenus, soit des valeurs numéraires affectées au même usage et représentées par des biens quelconques, distinguant les premières, comme capitaux en nature, des dernières, capitaux par destination, qui figurent comme tels dans les comptes.
            Ainsi que nous l’avons déjà vu, des biens de premier ordre qui directement, matériellement, par leur nature spécifique ne sauraient servir à la production, n’en seront pas moins comptés au nombre des capitaux lorsqu’ils sont capitaux par destination. Ils ne servent pas à la production, mais ils servent à l’acquisition. Une condition de toute entreprise lucrative est la libre disposition, permanente ou temporaire, d’une quantité de biens donnée, mais la quantité, la valeur en numéraire importe seule, la nature technique, jamais. Je puis fonder une fabrique de draps avec des pains de sucre, en les vendant ou en empruntant sur ce gage : ce qu’il faut pour s’enrichir, c’est la richesse, la nature des biens importe peu.
            c) Une autre détermination de la notion de capital mérite d’être rappelée : Du début à la clôture d’une période déterminée, la somme des biens affectés à la production dans une entreprise comprend soit le fonds principal fourni dès l’origine, soit les bénéfices réalisés durant la période : la clôture des comptes seule sépare ces deux éléments, qui fonctionnaient ensemble, mais l’usage attache de préférence le nom de capital au fonds primitif. Est donc capital au sens étroit l’avoir primitif d’une entreprise économique, réalisé ou calculé en numéraire, puis au sens plus large, tout l’avoir servant à la production calculé de même en argent. Cependant la [PAGE 16]


totalité des biens, même des biens acquisitifs, n’est pas nécessairement évaluée en argent, et par conséquent la totalité des biens acquisitifs, notamment celle du fonds principal, n’est pas toujours comprise dans le capital. Ainsi le campagnard ne s’inquiète pas toujours des oscillations auxquelles est soumis le prix marchand de son héritage ; c’est pourquoi ses immeubles, quoique valeurs acquisitives, ne comptent pas chez lui comme capital, tandis qu’ils le sont bien pour le spéculateur ou pour l’acquéreur qui cherche un placement. Cette manière de voir est sans doute à l’origine de l’opposition établie par les physiocrates, et un peu différemment par A. Smith, entre la terre et le capital. Aujourd’hui encore, il peut arriver que l’avoir productif et les profits de certaines exploitations ne se calculent pas en argent, ce qui expliquerait pourquoi le capital s’est montré dans le commerce avant de paraître dans l’agriculture et même dans l’industrie. Loin de contredire la conception populaire du capital que nous avons soutenue, ces faits en confirment donc plutôt la portée universelle.
            d) Dans les affaires, l’avoir productif (Productiv-Vermögen) se divise en avoir fixe et fonds de roulement, et par suite le capital, en capital fixe et circulant. Cette dernière distinction est moins familière aux praticiens que la première. On entend par avoir fixe les parties du fonds principal qui sont simplement employées, par avoir circulant celles qui sont consommées ou destinées à la vente. La somme d’argent représentée par l’avoir fixe constitue le capital fixe, et la somme représentée par l’avoir de roulement forme le capital circulant. Ce ne sont pas les objets matériels, mais les valeurs qu’ils représentent qui constituent soit le capital fixe, soit le capital circulant, suivant la nature des objets par lesquels elles sont figurées. Une fabrique, une machine, un magasin rentreront dans l’avoir fixe de l’industriel qui les utilise, leur valeur en argent dans son capital fixe, comme la valeur des matières qu’il transforme et non ces matières elles-mêmes, dans son capital circulant[2].
            e) Les observations précédentes s’appliquent à l’intérêt. Les [PAGE 17]


praticiens n’appellent pas proprement intérêt le revenu immédiat d’un bien acquisitif quelconque, mais seulement le revenu en argent de sommes d’argent calculé suivant la durée de leur emploi. Le revenu des autres objets productifs est désigné par le mot rente. Mais lorsqu’au lieu de considérer l’objet lui-même, on s’attache à sa valeur numéraire, ainsi que la commodité des calculs l’exige, alors il devient un capital portant intérêt. La rente d’un fonds, le loyer d’une maison sont l’intérêt du capital engagé dans ce fonds ou dans cette maison. L’intérêt est donc le revenu en argent ou calculé en argent d’un capital effectif ou d’un bien évalué comme capital, proportionnel à l’importance de celui-ci et à la durée de son service.
            f) Comparant l’idée que se font les praticiens du capital et de son intérêt avec celles qui ont cours dans la science, nous trouvons :
            1° Sans confondre le capital et le numéraire, le monde des affaires n’entend par capital que des sommes d’argent destinées à rapporter un bénéfice, - les théoriciens, soit un bien quelconque ayant cette affectation, soit un moyen de production quelconque, soit enfin un produit destiné à la production.
            2° L’argent consacré à produire un revenu, spécialement l’argent prêté, est également capital pour l’économe et pour l’économiste. Quant aux autres biens productifs, s’ils se nomment capitaux dans les affaires, c’est seulement pour leur valeur numérique, abstraction faite de leur nature. La théorie, en revanche, les tient pour capitaux comme tels, en raison même de cette nature, lorsqu’elle sert à la production, tandis qu’elle refuse le caractère de capital tantôt aux biens qui ne peuvent pas servir en nature à la production, tantôt à ceux qui ne sont pas des produits eux-mêmes.
            3° Les sommes d’argent représentées par un avoir (et par conséquent par un pouvoir) productif quelconque, sont du capital pour les économes, le travail de ses ouvriers pour le fabricant, l’usage d’un fonds affermé, la disposition d’une somme d’argent empruntée pour l’agriculteur et pour le banquier, - tandis que la [PAGE 18]


science courante ne reconnaît pas comme capitaux la simple faculté d’utiliser les forces humaines, les objets naturels ou les produits de l’industrie.
            4° L’économe et l’économiste nomment également intérêt le revenu d’une somme prêtée en espèces, mais le premier n’appelle ainsi le revenu d’autres biens productifs qu’en les rapportant aux sommes d’argent que ces biens représentent, - tandis que les économistes envisagent comme intérêt du capital le revenu des biens des seuls biens qui sont des « produits », soit pour autant que ces biens sont des « produits ».
            g) L’idée d’« avoir » ou de fortune (Vermögen) et celle du capital sont bien voisines, et la théorie a bien souvent confondu les faits qui leur servent de base, mais l’économie pratique les distingue sévèrement. Dès qu’il s’agit de la qualité des biens, de ce que j’appelle leur nature technique, l’homme d’affaires n’appellent capital que le numéraire productif ; il ne donne ce nom à d’autres biens productifs que dans les cas où leur nature particulière n’entre point en compte, comme dans le calcul des gains d’une entreprise. Les capitaux effectifs produisent seuls des intérêts ; on ne parle point de l’intérêt d’une fabrique, d’une vigne ou d’une maison, mais fréquemment de l’intérêt du capital répondant à la valeur de cette fabrique, de cette vigne ou de cette maison.
            h) Les distinctions sur lesquelles nous insistons si fort ne sont point des subtilités, car si la théorie des profits des biens acquisitifs est si fort en arrière, c’est pour les avoir méconnues. La confusion de ces deux grandes catégories, l’avoir productif et le capital, a seule pu faire croire qu’une explication telle quelle de l’intérêt fournie par les capitaux effectifs suffirait à résoudre le problème beaucoup plus général du revenu des biens productifs quelconques. Tout homme entendu sait parfaitement que le taux de l’intérêt dépend de tout autres causes que celui des fermages et des loyers, celui des parcs et des cesses que celui des terres à blé ou que les profits de l’industrie et du commerce. L’origine et la nature de chacune des branches du revenu réclament évidemment une explication particulière. En fait, ce problème du revenu est éminemment compliqué et ne se confond nullement avec celui de l’intérêt. Il doit en être de même pour l’économie scientifique. Une théorie de l’intérêt effectif, une philosophie de la Bourse ne vaut que pour une [PAGE 19]


espèce particulière de revenu : une théorie de l’intérêt des capitaux doit se fonder elle-même sur une théorie générale du revenu indiquant pourquoi et comment chaque sorte de bien acquisitif arrive à donner du profit. La rente est le fait premier : la conversion de cette rente par le calcul en intérêt d’un capital en compte, ne vient qu’après. Ce n’est pas la valeur des choses, ce sont les choses elles-mêmes qui produisent les revenus. Une pure théorie de l’intérêt n’explique pas même le revenu de que la doctrine régnante considère exclusivement comme capital.
            Pour arriver à une théorie complète du revenu, il n’y a d’autre marche à suivre que d’examiner successivement les différentes espèces de biens acquisitifs, non seulement dans leur valeur en compte, valeur que le propriétaire de ces biens ne possède pas, mais dans leur nature spécifique et dans leur fonctionnement propre. Classer des modes de production ou de rendement si différents, en séparer les phénomènes suivant leur nature et leur cause, et construire sur cette base une théorie générale du revenu où la théorie de l’intérêt proprement dit entrerait comme un membre subordonné, telle est la tâche qui se propose la science[3]. Il ne lui est pas permis de s’y dérober plus longtemps. [PAGE 20]



[1] Pour bien comprendre cette expression de bien « de premier ordre », il faut savoir que M. Charles Menger établit une sorte de hiérarchie entre les diverses catégories de biens, appelant biens de premier ordre ceux qui peuvent servir directement à la satisfaction de nos besoins, et biens de deuxième, de troisième…, de dixième ordre, ceux qui ne peuvent servir à la satisfaction de nos besoins que par une série plus ou moins longue de transformations. Ainsi un pain est un bien de premier ordre, mais la farine qui sert à faire ce pain est un bien de deuxième ordre, et le blé qui sert à produire cette farine un bien de troisième ordre, etc.
[2] Le profit résultant de l’avoir fixe, un champ, un moulin, par exemple, s’entend aisément, soit qu’on en utilise les services soi-même, soit qu’on les prête ; mais il n’en est pas de même des profits de l’avoir circulant : les compter dans les frais de production, en se fondant sur l’usage du pays, est un cercle vicieux ; parler de la productivité du capital en la comparant à celle d’une machine ou d’un avoir fixe quelconque, c’est répondre à la question par la question. Grâce au calcul en argent, on peut bien grouper sous la même catégorie de capital ou d’argent qui travaille ces deux sortes de biens productifs, mais on ne se rendra compte des phénomènes de l’intérêt, qu’en distinguant soigneusement les deux catégories.
[3] M. Böhm-Bawerck y a préludé par la critique approfondie des théories proposées de l’intérêt au sens général. (Kapital und Kapitalszins von Dr Eugen von Böhm-Bawerk, II vol. Innsbruck 1884-1889, A. Wagner éditeur.)

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